Dossier « Cologne »

J’estime que l’affaire de « Cologne » (vols, viols et attouchements en rue durant la nuit de nouvel an, de manière massive) est à lire avec la grille d’analyse de la domination masculine. Je regroupe ici mes articles anciens, et quelques textes repris sur le Web. D’abord un interview qui nous interpelle en tant que « homme blanc », à propos de la Brigade des mères ; ensuite deux articles de ma plume. Ensuite les éléments d’une polémique autour de l’Islam, en quatre temps, provenant tous de Le Monde : un article de Kamel Daoud, — une critique de son texte par un collectif d’intellectuels, l’interpellation d’un ami anglais, et enfin la conclusion de Kamel Daoud.

Brigade des mères : « Les immigrés sont maintenus dans leur culture ! »

Un très bon interview, réalisé depuis peu par le site Le comptoir, permet de mettre en garde immédiatement contre toute lecture simpliste (La faute aux islamistes ! la faute aux réfugiés ! la faute aux étrangers ! la faute aux hommes !).

Créée l’an dernier à Sevran (93), la Brigade des mères (BDM) œuvre auprès des jeunes des quartiers difficiles. Sur la page d’accueil de leur site internet, ces femmes expliquent :
« Nous sommes toutes mères et françaises. Nous allons lancer des ponts de la connaissance entre les banlieues et les centres villes, entre Paris et Sevran et créer l’école de la République des mères. Nous voulons que les Lois de la République soient appliquées pour sauver les mères et les enfants. Nous sommes contre la radicalisation, l’islamophobie, l’antisémitisme. La victimisation, le clientélisme, C’est terminé. »
Depuis quelques semaines, l’association fait beaucoup parler d’elle, grâce au livre coup de poing de sa fondatrice, Nadia Remadna, intitulé “Comment j’ai sauvé mes enfants” (sous-titré : “Avant on craignait que nos enfants tombent dans la délinquance. Maintenant on a peur qu’ils deviennent terroristes”) aux éditions Calman-Lévy. Intrigués et intéressés par son combat, nous avons décidé de rencontrer cette femme, accompagnée de l’une des fondatrices du collectif, Houria Sebbouh, sevranaise également, et de Laëtitia Messegue, parisienne qui a rejoint l’association.

Le Comptoir : Vous avez fondé l’an dernier la BDM : en quoi consiste cette association et quelles sont vos actions ?

Nadia Redmana : Cette association nous permet, à nous les mères, de nous questionner sur ce qui se passe dans les quartiers populaires. Nous nous sommes demandé pourquoi c’était toujours les mêmes enfants qui finissaient mal (échec scolaire, délinquance, etc.). Nous voulions comprendre. Est-ce que ce sont nous, les mères, qui avons mal éduqué nos enfants ? Quand j’ai fondé la BDM, elle était destinée aux enfants déscolarisés. Je me suis par la suite interrogée sur la place des femmes dans les banlieues. Je me suis rendu compte qu’il y avait un enfermement et une fatalité. C’est pour ça qu’avec Houria et d’autres filles, nous avons voulu faire quelque chose. Avant de créer la BDM, j’ai toujours été militante. Je travaille dans le social : j’ai fait beaucoup de conférences et fréquenté des sociologues, des psychologues. Je me suis dit que c’est à nous les mères de nous lever et de protéger nos enfants. C’est là que j’ai créé l’association, avec pour but de défendre les enfants de la rue et de redonner une nouvelle visibilité aux femmes des banlieues.

Houria Sebbouh : J’ai suivi la Brigade des mères, parce que je désirais savoir pourquoi les jeunes des quartiers ont une haine au fond d’eux. Ils sont français. Ils sont de la quatrième génération mais ils n’arrivent pas à trouver une place. Même nos parents, qui sont arrivés avec des bagages très minimes, ont réussi à se faire une place dans la société française, mais pas nos enfants.

Laëtitia Messegue : Moi, j’ai rencontré Nadia en 2014 par le biais de mon avocat à Paris. J’ai été charmée par son discours, notamment pour la protection des enfants. Nous avons commencé à réfléchir et à essayer de trouver des solutions. J’ai alors rationalisé ce que Nadia faisait sur le terrain, notamment l’encadrement des mères auprès des institutions françaises (judiciaires ou relevant de l’Éducation nationale). Nous avons par la suite développé des initiatives pour défendre les mères et les enfants, et surtout pour faire respecter les lois de la République. Parce que quand il y a 6 000 enfants non scolarisés en France, c’est qu’il y a un sérieux problème dans l’application des lois. Quand il y a 300 000 enfants placés dans des services sociaux, c’est qu’il y a des dispositifs qui ne fonctionnent plus. C’est aussi qu’il n’y a plus de filiation, puisqu’on arrache les enfants à leurs mères. Je me suis également engagée dans cette association avec l’objectif de créer des ponts entre la banlieue et le centre-ville. Nous essayons de mettre en contact des mères de Sevran et de Paris, sans distinction de milieu social, de religion ou de culture. Le but est de permettre à ces enfants d’avoir accès à la culture française, le socle de notre société. Quand je vois qu’il y a des enfants qui n’ont jamais mis un pied dans un musée ou au château de Versailles, je me dis qu’il est temps d’ouvrir les banlieues.

« Le fait est que nous sommes loin de l’égalité homme-femme en banlieue. »

Quelles sont les urgences dans les quartiers aujourd’hui ?

N.R. : L’ouverture d’esprit, parce qu’il y a un enfermement. Dans certains quartiers, on a l’impression d’être dans des prisons à ciel ouvert. C’est pour cela que nous voulons faire l’“École des mères et de la République”. Nous souhaitons ouvrir les esprits, comme le soulignait Laëtitia, à travers la philo ou l’histoire de France. C’est un enfermement physique et mental. Tant que certains jeunes seront convaincus qu’ils ne sont pas aimés et que cela ne sert à rien de travailler, ça ira très mal. S’ils croient qu’ils sont les meilleurs, mais sont discriminés, ça n’ira pas bien.

H.S. : Nos écoles sont souvent composées de professeurs qui viennent de province et qui ne connaissent pas les banlieues. Les enfants des quartiers n’arrivent pas à communiquer avec eux. Ces derniers ne font pas en sorte de comprendre ce qui se passe. Moi-même qui suis grand-mère aujourd’hui, j’ai fréquenté l’école de la République. Je suis arrivée à 11 mois. Les professeurs actuels ne sont plus du tout comme ceux que j’ai eus.

Mais est-ce que les profs ont les moyens d’enseigner correctement ?

N.R. : Non, ce n’est pas une question de moyens. On a mis des moyens dans les banlieues ! Mais il n’y a pas que l’argent. Pas besoin d’être milliardaires pour transmettre une connaissance, qu’ils sont censés avoir. Mais il faut faire attention à ne plus considérer les enfants des banlieues comme des enfants de seconde zone. Il faut les traiter comme des Français à part entière. Nous avons l’impression que les banlieues appartiennent au tiers-monde et que des ONG viennent. Tant qu’on considérera qu’il faut agir autrement avec les jeunes de banlieue, rien n’ira. Il faut justement faire avec eux comme on fait ailleurs. Ce n’est pas une question d’argent. Ce sont quoi les moyens ? Une classe avec de belles vitres et des profs avec des salaires de 6 000 euros ? C’est pour cela qu’avec les mamans des grandes villes de Paris et Toulouse, nous œuvrons pour abolir cette différence. Il y a un programme scolaire, qui doit être national.

L’autre problème en banlieue est celui de la mixité. Nous sommes revenus en arrière. Je suis travailleuse sociale. Quand je veux animer un atelier, on me dit d’animer un atelier avec des femmes. Vous vous rendez compte : nous sommes en 2016 et je n’arrive pas à animer un atelier homme-femme. C’est dangereux, car les mairies et les municipalités adhèrent à cela. En banlieue, nous sommes dans des prisons à ciel ouvert : il faut briser cet enfermement mental.

Vous combattez également le machisme en banlieue. Mais le sexisme n’est-il pas présent dans l’ensemble de la société française ? À quels problèmes spécifiques sont confrontées les femmes dans les quartiers ?

N.R. : Je parle souvent de “machisme intégriste”, sans pour autant que cela soit religieux. Le problème est que nous avons l’impression que certaines villes, plus particulièrement en banlieue, ne sont peuplées que d’hommes. Les femmes que vous croisez dans les quartiers sont soit en train d’aller faire les courses, soit en train d’aller chercher les enfants à l’école. Elles sont toujours en train d’effectuer des corvées. Tous les loisirs sont des loisirs masculins. Il n’y a que des stades de foot ! On investit énormément d’argent pour les garçons. Ils vont de temps en temps répondre qu’il y a une équipe de foot féminin. Mais c’est une minorité. Les mères sont où ? Elles sont au marché, en train de faire les courses, chez le médecin, en conseil de discipline, au commissariat, au tribunal. C’est pour cela que ce machisme est présent. Il est parfois transmis par les mères elles-mêmes. C’est là que nous travaillions. L’égalité homme-femme n’existe pas dans l’ensemble de la société. Les Français sont machos. Nous le voyons en politique, où les femmes servent souvent à faire joli. C’est pour cela que je dis que Clémentine Autain (porte-parole du parti Ensemble !, membre du Front de gauche, NDLR) est stupide et ne comprend rien. On a l’impression qu’avec elle, c’est : « Sois belle et tais-toi ! » Elle dit ce qu’on lui dit de dire. Mais les problèmes sont différents. Par exemple, là nous buvons un café à Paris, mais en banlieue, les femmes ne font jamais cela. Pour boire un verre ou un café, nous devons monter à la capitale !

« Je pense que les politiques ont maintenu les personnes dans leurs communautés, dans l’ignorance et dans la victimisation. »

Est-ce que cela provient de la culture “arabo-musulmane” fortement patriarcale et très présente en banlieue ?

N.R. : Oui, bien sûr, vu que 80 % de la population est originaire du Maghreb ou de l’Afrique subsaharienne. Mais aujourd’hui, le fait est que nous sommes loin de l’égalité homme-femme en banlieue ! Certains avancent que les femmes sont plus libres en France que dans leur pays d’origine. Mais, j’explique souvent que je ne me bats pas pour la liberté, mais pour rester libre. Car la liberté, je suis censée déjà l’avoir acquise.

H.S. : Je rejoins Nadia. Vous avez parlé de culture “arabo-musulmane”. C’est vrai qu’à Sevran, je ne connais pas les chiffres, mais une majorité de gens sont d’origine maghrébine. Les personnes issues de l’immigration sont maintenues dans leur culture. Il n’y a pas d’ouverture et donc, elles n’avancent pas.

Tout homme est concerné par les attouchements et les viols sur les femmes de Cologne au nouvel an

Remarque du 3 février : Deux informations venant de la police du Land Rhénanie Palatinat sont parues le lendemain de cet article, ici et , qui renforcent des arguments développés ici : les attouchements sont trop fréquents dans les carnavals et fêtes de la bière en Allemagne, ils ne sont pas le fait des étrangers uniquement, et les femmes n’osaient se plaindre auparavant contre cette « tradition » (?) ; ensuite, l’agression massive du nouvel an à Cologne, impliquant des agresseurs d’origine maghrébine essentiellement, a été planifiée. Mais on n’indique par encore par qui !

J’aurais sans doute pu être plus provocateur dans ce titre, car le mot « concerné » est faible : « complice » ou « responsable » serait aussi légitime. Mais comme les hommes sont habituellement dans le déni (« c’est les autres »), soyons pédagogues.

Le traitement médiatique de cet évènement « de Cologne » m’énerve. En fait, il semble que la police n’ait plus rien à dire. Critiquée pour sa faiblesse d’intervention la nuit de nouvel an, elle a procédé ensuite à quelques arrestations. Depuis, aucune information fiable : comment les personnes arrêtées se sont elle retrouvées là et regroupées dans une même complicité de crime sexuel ? Il y a-t-il eu mouvement organisé ? Et par qui ? Ou pur hasard, sinon tradition allemande ?

En outre, dès le premier jour, les rumeurs ont circulé, incriminant des réfugiés, puis des maghrébins, et une exploitation politique a surgi rapidement en Allemagne, sinon ailleurs. Certains ont pu démontrer qu’une telle exploitation politique raciste et sexiste était peut-être même à la source des rumeurs. Et tant qu’une version officielle reposant sur une enquête ne sera pas exposée pour expliquer les faits, les rumeurs auront le champ libre.

Depuis lors, certaines hypothèses circulent, et principalement chez les féministes. Qui sont étonnées par cette réaction raciste, et qui cherchent à allumer des contrefeux. Elle est notamment légitime cette analyse qui dit que des viols et des attouchements, il y en a bien plus tous les jours et qu’on ne s’en émeut pas comme il le faudrait, de cette violence ordinaire, alors qu’on soulève les rumeurs quand on peut incrimer des « autres que soi », des étrangers, immigrants installés ou pire, réfugiés de fraîche date. Le résultat principal de ces hypothèses diverses, c’est que le mouvement féministe s’en trouve divisé, en tous cas pris dans des divergences d’interprétation politique.

Si vous voulez en savoir plus à ce sujet, je vous recommande le blog SO Dame tenu par Lycanne, qui propose un très bon article de synthèse ici (il s’agit d’un article de Laura Drompt dans Le Courrier.ch du 1er février) mais aussi d’autres analyses à la suite de cet article et au fil de cette page-ci et de plusieurs autres.

Selon mon habitude, je voudrais interpeller les hommes sur ce sujet. Avec trois niveaux d’arguments.

Les hommes européens sont concernés par leur culture sexuelle

Car ce qui ne fait pas de doute, c’est qu’une masse d’hommes réunie en bande est responsable de ces agressions. Et que il ne s’agit pas d’un comportement si étrange pour tout homme. Que ce soit dans le fantasme, dans la fréquentation de la pornographie, sinon dans le recours à la prostitution ou dans les agressions sexuelles, tout homme peut se situer dans un sentiment de proximité avec ce qui s’est passé. Il peut estimer que les faits ont dépassé des bornes qu’il n’aurait (finalement) pas franchies, mais… qu’il en connaît peu ou prou le chemin. Un chemin « tout naturel » ou plutôt « tout masculin ». (Je renvoie à l’article « Tout homme est un abuseur » à l’origine de mon blog, pour un autre raisonnement parallèle).

Et d’ailleurs, comme certains l’ont fait remarquer, de telles agressions sexuelles sont assez fréquentes dans les festivités de carnaval allemand ! Mais sous une forme moins massive, qu’on est priée ( !) de subir avec un esprit festif : ce n’est qu’un « petit » débordement. (Rappelons que le Carnaval est un moment folklorique d’inversion des genres : on se déguise, et souvent les hommes en femmes et vice-versa). Il est possible que les agressions moins nombreuses dans certaines villes allemandes au nouvel-an relèvent de cette tradition… odieuse : ce seraient les plaintes de Cologne qui auraient ouvert un appel aux femmes à déposer plainte dans d’autres villes également.

Donc les hommes de culture européenne ont des questions à se poser sur des pratiques patriarcales qui règnent parmi eux. Outre le sexisme ordinaire, le harcèlement ordinaire, le viol ordinaire et les coups ordinaires, il y a aussi ces attouchements ordinaires. Récemment, une journaliste belge s’est faite agresser durant son intervention au Journal télévisé à propos du Carnaval de Cologne ! (Un adolescent allemand s’est notamment livré à la police, suite à la vidéo). C’est donc une culture du viol, du harcèlement, de l’attouchement qui doit être mise en évidence et combattue. D’abord parce que c’est de l’irrespect et du mépris d’un autre être humain (vous réagiriez s’il fallait protéger votre sœur ou votre mère), ensuite parce que c’est un délit et un crime. Ces attitudes ne sont pas étrangères à la culture masculine ou virile, et elles devraient l’être.

Il y a des degrés dans le patriarcat, mais c’est une même famille

Vient alors l’argument sur l’origine étrangère des agresseurs. En bref, voilà des immigrés venus de contrées où un patriarcat rétrograde règne en maître. Ce n’est pas faux, et cela peut servir à expliquer l’évènement. Je veux souligner que ces comportements de patriarcat rétrograde sont liés à des cultures locales ou nationales, des codes familiaux, qui précèdent sans doute l’apparition de l’Islam (vers 650 de notre ère). Je renvoie à mon article sur « Les clandestines de Kaboul« , et surtout à l’anecdote du lynchage d’une conductrice. Dans la conception archaïque, le rôle attendu de la femme est d’être reproductrice, et d’enfanter des garçons de préférence. La tradition de la femme enfermée derrière des fenêtres occultées ou, en public (rarement) si bien enveloppées dans des vêtements qui permettent de l’invisibiliser physiquement, est si prégnante que toute exception est scandaleuse. Anecdote tirée du livre : une femme se risque à conduire avec un fichu sur la tête son auto en ville, et voilà que tous les hommes, piétons comme conducteurs, se voient dans la mission de l’injurier, l’arrêter, bosseler sa voiture et la poursuivre jusqu’à la sortie de la ville ! Une hystérie immédiate. Elle enlève alors son voile et montre son accoutrement « à la garçon » (car elle a été éduquée en garçon) et ses cheveux courts et refait le trajet inverse tout à fait paisiblement. Car toute femme qui contrevient aux règles d’enfermement et d’invisibilisation est aussitôt marquée comme scandaleuse, perdue, dangereuse, à exclure ; et la honte atteint sa famille également. Et le mépris légitime alors aussi les agressions sexuelles sur cette femme. Cette dernière conséquence me parait un élément de l’explication de la nuit de Cologne : faire honte aux femmes « vivant à l’occidentale ». Souvenez-vous qu’il n’y a pas si longtemps (enfin, c’était avant mai ’68), nous fantasmions sur la « blonde suédoise », accessible et valant le… tourisme sexuel. Et que le fantasme sur le comportement plus audacieux des « femmes étrangères »(dont les femmes françaises, bien sûr !) constitue encore un fond de commerce pratiqué. Il n’est donc pas impossible que cette masse de jeunes hommes aient considéré que cette agression organisée était permise, sinon légitime et même encore une forme de répression patriarcale traditionnelle. (Une référence au « magrébin frustré et clandestin » en Allemagne, car il n’est pas réfugié, va en ce sens dans l’article cité plus haut du Courrier). De ce point de vue, tous les hommes de culture européenne sont concernés par cette dérive patriarcale de certains d’entre eux. Notre évolution historique qui a permis une certaine autonomie aux femmes à travers quelques siècles bien longs, comment allons-nous la faire valoir et la transmettre ? Il ne s’agit pas seulement de faire référence aux droits de l’homme et aux valeurs de la République ou de l’Etat, il s’agit de montrer que nous n’admettons pas certains comportements rétrogrades et une conception de la domination des femmes qui est archaïque. Se poser la question du « voile à l’école » comme d’un problème de la force publique, c’est échapper à notre responsabilité. C’est une variation de notre culture de domination masculine qui est à l’oeuvre, et nous n’y sommes pas étrangers.

Toutes les religions ont un fond de domination masculine

Mais, et c’est le troisième argument à discuter, l’influence de la religion islamique ne peut être isolée de cette discussion (bien que nous ne savons rien des coupables de l’évènement, je le rappelle : ont-ils un lien actif avec la religion, avec une mosquée ?). En ce sens, les remarques d’une sociologue algérienne sur les mouvements punitifs lancés contre les femmes durant les occupations de la place Tahir, en Egypte, sont éclairantes. Elles sont dans le droit fil de la conception archaïque que j’ai résumée plus haut. Et ces expéditions punitives et sexistes contre des femmes manifestant et militant pour une société plus ouverte, sont l’œuvre de ce mouvement politique des « Frères musulmans », fondé en 1929, mais qui a pris une ampleur importante dans de nombreux pays depuis une vingtaine d’années. Il y a donc une influence de ce mouvement, ou d’autres mouvances inspirées par les chefs religieux d’Arabie Saoudite, y compris dans les cercles islamistes en Europe, (et décuplés par la télévision satellitaire et par le WEB). La question de savoir si un mouvement organisé a lancé la masse des hommes agresseurs de Cologne est donc cruciale, d’un point de vue policier et d’un point de vue politique. Le silence à ce sujet permet les amalgames et les généralisations confuses, comme si un islamiste répressif se cachait derrière chaque immigré. On tombe dans une interprétation culturelle, alors que ce pourrait être un mouvement politique. C’est une conception de ce type qui atteint le débat parmi les féministes.

Mais les hommes de culture européenne auraient tort de se reposer sur ces explications faciles, qui les déresponsabiliserait. Il est tout à fait traditionnel que des mouvements politiques du pays d’origine encadrent les immigrations. On a vu dans les années ’50 des bons ecclésiastiques venus d’Italie ou d’Espagne circuler dans les quartiers ouvriers de nos territoires, avec l’accord de l’évêque local, et créer même des paroisses dans certaines villes, tandis que les partis et syndicats communistes de ces pays cherchaient à entretenir le lien avec le pays natal de ces… électeurs potentiels. On connait encore des cafés qui ont longtemps servi de ‘chapelles’ à ces réunions politisées. Il ne faut donc pas s’étonner de ce qui arrive aujourd’hui et se demander plutôt ce qu’il faut développer pour l’intégration européenne. La disparition des lieux de travail mixant immigrés et travailleurs locaux est une perte énorme.

Et il ne faudrait pas se satisfaire d’une explication par la « perversité intrinsèque » d’une religion (expression jadis utilisée par l’Église catholique contre le communisme). Il y a trois ou quatre religions encombrées par des livres sacrés qui baignent dans une vision culturelle totalement obsolète. Et encombrées par des dogmes et autres interprétations ou injonctions péremptoires ajoutées au cours des siècles, qui obligent à perpétuer un décalage dérangeant, pétri de conception totalement patriarcale (un récent « synode sur la famille » à Rome l’a encore démontré). Toutes ces religions ont encore droit de régner. Nous n’avons pas tiré les leçons de notre histoire religieuse européenne (qui fut si meurtrière, de l’inquisition à la Saint-Barthélémy, pour faire bref) et coloniale. Nous n’en avons pas fait un bilan critique (même en respectant la foi de chacun). Nous tolérons certaines formes religieuses de patriarcat, sans nous remuer plus que nécessaire. Bref, il faut penser à une réaction collective, qui n’est pas seulement policière ou réglementaire, et qui nous concerne tous.

Je l’ai dit, cet article part d’une colère, devant un vide dangereux d’informations. Il veut simplement, à partir de récentes lectures d’histoire et de sociologie, inviter à aller plus loin dans la réflexion. C’est un problème à la fois policier, politique, religieux, et de domination masculine (ou patriarcat). On ne peut en rester à des explications simples, et à des contre-critiques simplistes.

3 commentaires pour Tout homme est concerné par les attouchements et les viols sur les femmes de Cologne au nouvel an

  1. Lycanne dit :

    Bonjour Denis,
    Un grand merci pour les renvois vers mon blog et pour cette réflexion.
    J’ai été moi aussi dans une forte attente sur le traitement de l’information au sujet de « l’affaire Cologne » et j’ai mis du temps à trouver vraiment des articles intéressants et de fond sur le sujet pour mon blog, qui est une compilation de réflexions sur les thèmes qui touchent les femmes.
    En tous cas, plusieurs semaines après, et une fois que l’émotion est retombée, on arrive sur des analyses plus fines, et on peut lancer les idées pour avancer.
    Merci à toi d’y contribuer (je n’en attendais pas moins !).
    Lycanne

  2. francis dit :

    Un autre élément est la surreprésentation masculine dans les immigrés et réfugiés,
    qui crée de la frustration sexuelle est des comportements « de bandes ».
    je ne suis pas certain que les agresseurs aient pu penser que leur agression était « permise »
    ou « légitime », dans la mesure où les agressées se sont défendues, et ont pu être de plus volées…

    • chesterdenis dit :

      Oui il y a de la frustration sexuelle particulière chez les hommes immigrés et isolés, une frustration destructrice (Amin Maalouf a publié là-dessus en début de carrière). Mais cela n’induit pas un comportement ‘dominateur’ en « bandes », je n’en ai aucun souvenir chez les italiens, espagnols. Il y a des bandes des banlieues, mais qui ne sortent pas (ou peu) de leur quartier, de leur tribune de stade, etc. Cette bande « punitive » au centre ville me parait d’une autre nature, et l’information reste manquante pour l’analyser, je le reconnais. Enfin, la « répression » méprisante que j’évoque comme patriarcale peut comporter du vol autant que du sexuel, et rester légitimement patriarcale. Comme un occidental triche avec une prostituée en lui demandant plus que convenu : c’est un vol aussi, qu’il s’autorise.

       

Post scriptum sur ‘Cologne’ : clarifier pour obscurcir ?

Décidément, l’information d’un procureur du Land  sur les vols, viols et attouchements de Cologne n’est pas un éclaircissement. Elle a été source de malentendus. Au point que ce ministre a fait un deuxième communiqué rectificateur… pas plus clair que les précédents ! (Du moins, selon les versions répercutées en français). Les lectures proposées de l’information sont ainsi source de divisions et de conflits. Une fois de plus.

Ce 17 avril, Francetvinfo.fr a écrit :

En tout, 73 personnes ont été mises en examen. « L’écrasante majorité » des suspects arrêtés à Cologne, après les agressions du Nouvel An, sont arrivés en Allemagne « au cours de l’année 2015 », affirme le procureur général de Cologne au Monde, mercredi 17 février.

Depuis quelques jours, la confusion régnait, dans la presse européenne, autour du nombre de suspects et de leur origine, notamment à cause de l’emploi du terme « réfugiés », différent en allemand, en anglais et en français. Le quotidien britannique The Independent (en anglais), ou encore la RTBF, écrivaient notamment que « seuls 3 réfugiés » figuraient parmi les suspects.

Le parquet a clarifié les informations avec les dernières données sur les personnes interpellées depuis le Nouvel An, durant lequel des centaines d’agressions, dont beaucoup d’agressions sexuelles, ont été rapportées. Le procureur Ulrich Bremer fait état de 1 088 plaintes enregistrées par la police, dont 470 agressions sexuelles, et 618 plaintes pour vols, coups et blessures. Au total, 73 personnes ont été mises en examen, ajoute le parquet. « Sur ces 73 prévenus, 12 sont soupçonnés d’agression sexuelle », précise Le Monde.

Le parquet a indiqué que 30 Marocains, 27 Algériens, 3 Tunisiens, 1 Libyen, 1 Iranien, 4 Irakiens, 1 Monténégrin, 3 Syriens et 3 Allemands  forment ce groupe de 72 prévenus. Il semble donc (logiquement)  que 8 prévenus seraient réfugiés de pays touchés par la guerre civile : 3 syriens, 1 irakien, 1 libyen, et éventuellement trois tunisiens. Comme le parquet l’indique, il est difficile de savoir d’où les prévenus viennent en réalité, quel est leur itinéraire. 59 prévenus seraient des migrants plutôt que des réfugiés (sans qu’on connaisse leur motif, qui peut être économique, politique, religieux, etc.) : marocains, algériens, iranien et monténégrin. On nous indique que l’immense majorité est venue de fraiche date. Mais il peut y avoir parmi les prévenus des immigrés clandestins, qui n’ont pas intérêt à avouer une arrivée plus ancienne… Enfin, trois seraient de nationalité allemande. Et remarquons par ailleurs que dans ces chiffres, on ne voit pas citer de turcs, alors qu’il y a une importante communauté immigrée turque en Allemagne. (Cfr le récit Tête de turc,de Gunter Wallraf, en 1986).

Avouez qu’on reste un peu dans l’à peu près ! Et on est un peu dubitatif devant cette séparation nette entre les « vols, coups et blessures » (non sexuels ?) et les « agressions sexuelles ». Sans doute ces deux catégories ne relèvent pas du même traitement pénal ; mais sur quels critères la distinction est-elle faite ? Est-ce en fonction de la plainte, ou de l’absence de preuves d’attouchement (dans les vidéos, par exemple) ? Il semble qu’il y ait en fait deux versions, celle de la police locale et celle de la police fédérale. Et que le procureur présente un agrégat des deux décomptes de ces polices, pas toujours cohérent. Ainsi certaines agressions sexuelles comportent aussi un vol…

Et toujours, il est étonnant que rien ne transparaisse sur une éventuelle organisation de ce mouvement massif ou en bandes (un policier la met même en doute). Et cela, sept semaines après les faits du nouvel an. Je ne nie pas la difficulté d’examen des nombreuses bandes vidéo des caméras de surveillance, puis l’identification  et la convocation des personnes vues et enfin la confirmation par les plaignantes. Et les polices de Cologne semblent avoir mis les moyens.

Mais la confusion de l’information sert peut-être à délayer les interprétations ‘a priori’ qui ont surgi. ‘C’est tous des réfugiés, il faut arrêter le flux des réfugiés’, fut un message porté par l’extrême-droite (le mouvement Pediga), mais aussi par certaines féministes voulant protéger à bon droit la liberté des femmes, quitte à défavoriser les réfugiés (au moment où certains proposaient que les femmes apprennent à se tenir à distance des hommes durant ces fêtes, et d’autres de leur créer un espace protégé, un enclos en sécurité loin des hommes…). D’autres affirmaient par réaction, et très légitimement si l’on connaît les statistiques, que ce sont des hommes de toutes provenances qui menacent et agressent les femmes partout et à tout moment, tous les jours et dans tous les pays, d’abord au sein de la famille ou parmi les intimes, ensuite dans les rues, et aussi dans le cadre de la prostitution : il était hypocrite de mettre l’accent sur un évènement d’un jour, dont seuls les étrangers, les immigrés, les réfugiés seraient responsables. Le but des autorités serait ainsi de gagner du temps, de préparer à une vérité des faits (ou une version crédible) qui ne permette plus des conclusions simplistes.

Dans les interprétations de ces communiqués, j’ai été surpris et déçu par l’intervention de Patrick Jean sur son blog et sur Mediapart. On doit sans doute reconnaître l’engagement de cet homme qui a réalisé le film « La domination masculine’ et qui a fondé avec quelques autres l’association « Zéro macho », qui lutte notamment pour criminaliser par la loi les usagers de la prostitution. Mais faut-il nourrir la polémique et donner des leçons sur base de renseignements encore douteux ? Le 14 février, Patrick Jean écrit par exemple (après avoir expliqué qu’il s’était refusé à prendre position dans un premier temps, surtout que la version diffusée profitait à l’extrême droite)  :

Après avoir interrogé près de 300 personnes et visionné 590 heures de vidéos, le procureur de Cologne, Ulrich Bremer, révèle dans une interview à Die Welt que plus de 60% des agressions n’étaient pas à caractère sexuel mais bien des vols. Surtout, sur 58 agresseurs, 55 n’étaient pas des réfugiés. Ils sont pour la plupart Algériens et Marocains installés en Allemagne de longue date, ainsi que trois Allemands. On ne dénombre que deux réfugiés Syriens et un Irakien.

Dans un second temps, sans doute suite aux réactions qu’aura provoqué son interview, le procureur Bremer ajoutera à la confusion en annonçant que les auteurs de violences « tombent le plus souvent dans la catégorie des réfugiés« . Sauf qu’il y range 57 Marocains et Algériens qui ne sont pas des « réfugiés » contrairement aux quatre Irakiens et trois Syriens. (…)

Il ne s’agit pas de minimiser les faits d’agressions sexuelles qui ont été commis. Au contraire. L’examen des faits montre aujourd’hui qu’il s’agit d’un problème systémique se posant dès que la foule envahit les rues et que l’alcool coule à flot. D’après le journal Libération, un viol aurait été commis à Cologne et nous savons que plus de 400 plaintes ont été déposées pour des agressions à caractère sexuel. Or l’an dernier, deux viols ont été commis lors des fêtes de Bayonne ainsi qu’un nombre inconnu d’agressions sexuelles. Au point que la mairie se sente obligée de rappeler publiquement lors des fêtes que le viol est un crime… En effet, les attouchements sexuels contre les femmes semblent faire partie des habitudes dans ce type de rassemblement sans que personne, sauf quelques associations féministes, ne s’en émeuve. Au point que le journal Sud Ouest puisse affirmer « qu’aucun incident majeur n’est venu endeuiller les fêtes » pour compléter deux lignes plus bas que trois viols ont été commis… (…)

Lors de l’édition 2015 des fêtes de Pampelune, 1656 plaintes ont été déposées (contre 2 047 en 2014), dont quatre pour agression sexuelle. Lors des fêtes de la bière à Munich, deux plaintes sont enregistrées en moyenne chaque année. Mais en 2002, c’est 13 viols qui ont été comptabilisés. Les associations locales estiment que le chiffre doit être multiplié par dix, les victimes ne portant généralement pas plainte.

En conclusion, les événements de Cologne démontrent que, loin d’un fait divers lié à la présence de réfugiés particulièrement misogynes, les agressions sexuelles et les viols font partie d’une culture largement partagée et où l’alcool sert parfois de catalyseur. C’est donc à la domination masculine dans son ensemble qu’il faut s’en prendre. Pas seulement à la culture des autres.

Vaste tâche…

Comme j’ai voulu le dire dans l’article qui précède ce ‘post-scriptum’, s’en tenir à une des deux versions qui divise, même après les infos diffusées, me parait ramener à des positions simplistes. Or on en sait encore trop peu pour conclure. Il y a des explications à construire de manière plus complexe. Pour en tirer des conclusions pratiques et concrètes.

 Kamel Daoud et les « fantasmes » de Cologne, retour sur une polémique

(Cet article est tiré entièrement du journal Le Monde du février 2016; et les articles proposés en liens sont repris ici plus bas sur cette page). En cause dans une récente polémique où on lui a reproché de relayer des idées « islamophobes », l’écrivain algérien Kamel Daoud annonce qu’il « arrête le journalisme ». C’est ce qu’il affirme dans la correspondance avec son ami le journaliste et essayiste américain Adam Shatz, que nous publions ci-dessous. Les deux hommes échangent sur le débat suscité par deux récentes tribunes de Kamel Daoud, dont l’une, « Cologne, lieu de fantasmes », est parue dans Le Monde le 5 février, après avoir été diffusée par le quotidien italien La Repubblica et le magazine suisse L’Hebdo. Le second article a été publié dans le New York Times daté du 14 février.Ces deux textes portaient sur les agressions sexuelles de masse commises la nuit du 31 décembre à Cologne, dont les auteurs présumés seraient des migrants. Kamel Daoud soulignait ainsi dans Le Monde les « fantasmes » que révèlent le débat sur la nuit de Cologne. Il s’arrêtait tout d’abord aux réactions occidentales, où deux lectures s’affrontent, l’une tentée par l’angélisme, l’autre par la diabolisation. Kamel Daoud renvoie dos à dos la gauche et la droite (ainsi que l’extrême droite), qui refusent, selon lui, de penser pleinement les événements.

Contre ces idées préconçues, il demande que l’accueil ne soit pas qu’une procédure administrative, mais soit complété par une démarche d’accompagnement culturel, quitte « à partager, à imposer, à défendre, à faire comprendre » des valeurs, afin d’aider les migrants à s’adapter à un nouvel espace où les femmes ne sont pas déconsidérées comme elles le sont dans le monde arabo-musulman. Car Cologne est le triste rappel du fait que la femme y est « niée, refusée, tuée, voilée, enfermée ou possédée ».

« Le sexe est la plus grande misère dans le “monde d’Allah”. A tel point qu’il a donné naissance à ce porno-islamisme dont font discours les prêcheurs islamistes pour recruter leurs “fidèles” : descriptions d’un paradis plus proche du bordel que de la récompense pour gens pieux, fantasme des vierges pour les kamikazes, chasse aux corps dans les espaces publics, puritanisme des dictatures, voile et burqa. »

Il a poussé plus loin cette réflexion dans le New York Times. Il y affirmait :

« Aujourd’hui, avec les derniers flux d’immigrés du Moyen-Orient et d’Afrique, le rapport pathologique que certains pays du monde arabe entretiennent avec la femme fait irruption en Europe. Ce qui avait été le spectacle dépaysant de terres lointaines prend les allures d’une confrontation culturelle sur le sol même de l’Occident. Une différence autrefois désamorcée par la distance et une impression de supériorité est devenue une menace immédiate. Le grand public en Occident découvre, dans la peur et l’agitation, que dans le monde musulman le sexe est malade. »

Le 12 février, un collectif de chercheurs lui répondait dans les colonnes du Monde. (On en trouvera le texte plus loin). Ils l’accusaient d’« alimenter les fantasmes islamophobes d’une partie croissante du public européen ». Il réduirait également « un espace regroupant plus d’un milliard d’habitants et s’étendant sur plusieurs milliers de kilomètres à une entité homogène, définie par son seul rapport à la religion ».

Kamel Daoud aurait en outre le tort de présenter les réfugiés comme « culturellement inadaptés et psychologiquement déviants », ils devraient donc « avant toute chose être rééduqués ». Ce « paternalisme colonial » permettrait de « conditionner l’accueil de personnes qui fuient la guerre et la dévastation ».

Face à de telles attaques, Kamel Daoud fait aujourd’hui le choix du silence médiatique, près de vingt ans après avoir commencé à tenir une chronique dans Le Quotidien d’Oran et après être devenu, par ses prises de position dans la presse algérienne et étrangère, l’une des voix les plus fortes de sa génération. Auteur de Meursault, contre-enquête (Actes Sud, 2014), pour lequel on lui a décerné le prix Goncourt du premier roman, il envisage maintenant de se consacrer à la littérature.

    • LETTRE D’ADAM SHATZ A KAMEL DAOUD : « C’est difficile d’imaginer que tu pourrais vraiment croire ce que tu as écrit »

Cher Kamel, il y a quelques jours, une amie tunisienne m’a envoyé une tribune parue dans Le Monde. Ce texte portait la signature de plusieurs universitaires que je connais. Des universitaires un peu bien-pensants, c’est vrai, mais, quand même, des gens qui ne sont pas tes adversaires – qui ne devraient pas être tes adversaires. Le ton de la lettre m’a dérangé. Je n’aimais pas le style de dénonciation publique, un style qui me rappelait un peu le style gauche-soviétique-puritain. Et tu dois savoir qu’en tant qu’ami je ne signerai pas de telle lettre contre toi, bien que je ne partage pas du tout les opinions que tu as exprimées dans cet article, et par la suite, même plus férocement encore, me semble-t-il, dans la tribune du New York Times.

Pour moi, c’est très difficile d’imaginer que tu pourrais vraiment croire ce que tu as écrit. Ce n’était pas le Kamel Daoud que je connais et dont j’ai fait le portrait dans un long article. Nous avons beaucoup parlé des problèmes de sexe dans le monde arabo-musulman quand j’étais à Oran. Mais nous avons aussi parlé des ambiguïtés de la « culture » (mot que je n’aime pas) ; par exemple, le fait que les femmes voilées sont parfois parmi les plus émancipées sexuellement. Dans tes écrits récents, c’est comme si toute l’ambiguïté dont nous avons tant discuté, et que, plus que personne, tu pourrais analyser dans toute sa nuance, a disparu. Tu l’as fait de plus dans des publications lues par des lecteurs occidentaux qui peuvent trouver dans ce que tu écris la confirmation de préjugés et d’idées fixes.

Je ne dis pas que tu l’as fait exprès, ou même que tu joues le jeu des « impérialistes ». Non, je ne t’accuse de rien. Sauf de ne pas y penser, et de tomber dans des pièges étranges et peut-être dangereux. Je pense ici surtout à l’idée selon laquelle il y aurait un rapport direct entre les événements de Cologne et l’islamisme, voire l’« Islam » tout court.

Je te rappelle qu’on a vu, il y a quelques années, des événements similaires, certes pas de la même ampleur, mais quand même, lors de la parade du Puerto Rican Day à New York. Les Portoricains qui ont alors molesté des femmes dans la rue n’étaient pas sous l’influence de l’Islam mais de l’alcool… Sans preuve que l’Islam agissait sur les esprits de ces hommes à Cologne, il me semble curieux de faire de telles propositions, et de suggérer que cette « maladie » menace l’Europe… Dans son livre La Maladie comme métaphore (Christian Bourgois, 2005), un ouvrage devenu un classique, Susan Sontag démontre que l’idée de « maladie » a une histoire pas très reluisante, souvent liée au fascisme. Les juifs, comme tu le sais, étaient considérés comme une espèce de maladie ; et les antisémites d’Europe, au XIXsiècle, à l’époque de l’émancipation, se sont montrés très préoccupés des coutumes sexuelles des juifs, et de la domination des hommes juifs sur les femmes… Les échos de cette obsession me mettent mal à l’aise.

Je ne dis pas qu’il ne faut pas parler de la question sexuelle dans le monde arabo-musulman. Bien sûr que non. Il y a beaucoup d’écrivains qui en ont parlé d’une façon révélatrice (la sociologue marocaine Fatima Mernissi, le poète syrien Adonis, même, quoi qu’un peu hystériquement, le poète algérien Rachid Boudjedra) et je sais de nos conversations, et de ton roman magistral, que tu as tout le talent nécessaire pour aborder ce sujet. Il n’y a pas beaucoup de personnes qui peuvent en parler avec une telle acuité. Mais après avoir réfléchi, et dans une forme qui va au-delà de la provocation, et des clichés.

Après avoir lu ta tribune, j’ai déjeuné avec une auteure égyptienne, une amie que tu aimerais bien, et elle me disait que ses jeunes amis au Caire sont tous bisexuels. C’est quelque chose de discret, bien sûr, mais ils vivent leur vie ; ils trouvent leurs orgasmes, même avant le mariage, ils sont créatifs, ils inventent une nouvelle vie pour eux-mêmes, et, qui sait, pour l’avenir de l’Egypte. Il n’y a pas d’espace pour cette réalité dans les articles que tu as publiés. Il n’y a que la « misère » – et la menace que représentent ces misérables qui sont actuellement réfugiés en Europe. Comme les juifs le disent pour leur Pâque (et ce que les Israéliens oublient en Palestine) : il faut toujours se souvenir que l’on a été étranger dans la terre d’Egypte.

Kamel, tu es tellement brillant, et tu es tendre, aussi, ça, je le sais. C’est à toi, et à toi seul, de décider comment tu veux t’engager dans la politique, mais je veux que tu saches que je m’inquiète pour toi, et j’espère que tu réfléchiras bien à tes positions… et que tu retourneras au mode d’expression qui, à mon avis, est ton meilleur genre : la littérature.

J’espère que tu comprendras que je t’écris avec le sentiment de la plus profonde amitié.

Adam Shatz est un essayiste et journaliste américain. Il contribue à la London Review of Books. En 2015, il a signé un long portrait de Kamel Daoud dans le « New York Times ».

    • RÉPONSE DE KAMEL DAOUD A ADAM SHATZ : « Le sort de la femme est lié à mon avenir, à l’avenir des miens »

Cher Ami, j’ai lu avec attention ta lettre, bien sûr. Elle m’a touché par sa générosité et sa lucidité. Etrangement, ton propos est venu conforter la décision que j’ai prise au cours des derniers jours. J’y ai surtout retenu l’expression de ton amitié tendre et complice malgré l’inquiétude. Je voudrais cependant répondre.

J’ai longtemps écrit avec le même esprit qui ne s’encombre pas des avis d’autrui quand ils sont dominants. Cela m’a donné une liberté de ton, un style peut-être mais aussi une liberté qui était insolence et irresponsabilité ou audace. Ou même naïveté. Certains aimaient cela, d’autres ne pouvaient l’accepter. J’ai taquiné les radicalités et j’ai essayé de défendre ma liberté face aux clichés dont j’avais horreur. J’ai essayé aussi de penser. Par l’article de presse ou la littérature. Pas seulement parce que je voulais réussir mais aussi parce que j’avais la terreur de vivre une vie sans sens. Le journalisme, en Algérie, durant les années dures m’avait assuré de vivre la métaphore de l’écrit, le mythe de l’expérience. J’ai donc écrit souvent, trop, avec fureur, colère et amusement. J’ai dit ce que je pensais du sort de la femme dans mon pays, de la liberté, de la religion et d’autres grandes questions qui peuvent nous mener à la prise de conscience, à l’abdication ou à l’intégrisme, selon nos buts dans la vie. Sauf qu’aujourd’hui, avec le succès médiatique, j’ai fini par comprendre deux ou trois choses.

« Que des universitaires pétitionnent contre moi aujourd’hui, à cause de ce texte, je trouve cela immoral.

D’abord que nous vivons désormais une époque de sommations. Si on n’est pas d’un côté, on est de l’autre ; le texte sur « Cologne » j’en avais écrit une partie, celle sur la femme, il y a des années. A l’époque, cela n’a fait réagir personne ou si peu. Aujourd’hui, les temps ont changé : des crispations poussent à interpréter et l’interprétation pousse au procès. J’avais écrit cet article et celui du New York Times début janvier ; leur succession dans le temps est donc un accident et pas un acharnement de ma part. J’ai écrit poussé par la honte et la colère contre les miens et parce que je vis dans ce pays, dans cette terre. J’y ai dit ma pensée et mon analyse sur un aspect que l’on ne peut cacher sous prétexte de « charité culturelle ». Je suis écrivain et je n’écris pas des thèses d’universitaire. C’est une émotion aussi.

Que des universitaires pétitionnent contre moi aujourd’hui, à cause de ce texte, je trouve cela immoral : parce qu’ils ne vivent pas ma chair, ni ma terre et que je trouve illégitime sinon scandaleux que certains me prononcent coupable d’islamophobie depuis des capitales occidentales et leurs terrasses de café où règnent le confort et la sécurité. Le tout servi en forme de procès stalinien et avec le préjugé du spécialiste : je sermonne un indigène parce que je parle mieux que lui des intérêts des autres indigènes et post-décolonisés. Cela m’est intolérable comme posture. Je pense que cela reste immoral de m’offrir en pâture à la haine locale sous le verdict d’islamophobie qui sert aujourd’hui aussi d’inquisition. Je pense que c’est honteux de m’accuser de cela en restant bien loin de mon quotidien et celui des miens.

« L’écrivain venu des terres d’Allah se trouve aujourd’hui au centre de sollicitations médiatiques intolérables. »

L’islam est une belle religion selon l’homme qui la porte, mais j’aime que les religions soient un chemin vers un dieu et qu’y résonnent les pas d’un homme qui marche. Ces pétitionnaires embusqués ne mesurent pas la conséquence de leurs actes sur la vie d’autrui.

Cher ami, j’ai compris aussi que l’époque est dure. Comme autrefois l’écrivain venu du froid, aujourd’hui l’écrivain venu du monde dit « arabe » est piégé, sommé, poussé dans le dos et repoussé. La surinterprétation le guette et les médias le harcèlent pour conforter qui une vision, qui un rejet et un déni. Le sort de la femme est lié à mon avenir, à l’avenir des miens. Le désir est malade dans nos terres et le corps est encerclé. Cela, on ne peut pas le nier et je dois le dire et le dénoncer. Mais je me retrouve soudainement responsable de ce qui va être lu selon les terres et les airs. Dénoncer la théocratie ambiante chez nous devient un argument d’islamophobe ailleurs. Est-ce ma faute ? En partie. Mais c’est aussi la faute de notre époque. C’est ce qui s’est passé pour la tribune sur « Cologne ». Je l’assume mais je me trouve désolé pour ce à quoi elle peut servir comme déni d’humanité de l’Autre. L’écrivain venu des terres d’Allah se trouve aujourd’hui au centre de sollicitations médiatiques intolérables. Je n’y peux rien mais je peux m’en soustraire : par la prudence, comme je l’ai cru, mais aussi par le silence comme je le choisis désormais.

Je vais donc m’occuper de littérature et, en cela, tu as raison. J’arrête le journalisme sous peu. Je vais aller écouter des arbres ou des cœurs. Lire. Restaurer en moi la confiance et la quiétude. Explorer. Non pas abdiquer, mais aller plus loin que le jeu de vagues et des médias. Je me résous à creuser et non déclamer.

J’ai pour ma terre l’affection du désenchanté. Un amour secret et fort. Une passion. J’aime les miens et les cieux que j’essaye de déchiffrer dans les livres et avec l’œil la nuit. Je rêve de puissance, de souveraineté pour les miens, de conscience et de partage. Cela me déçoit de ne pas vivre ce rêve. Cela me met en colère ou me pousse au châtiment amoureux. Je ne hais pas les miens, ni l’homme en l’autre. Je n’insulte pas les raisons d’autrui. Mais j’exerce mon droit d’être libre. Ce droit a été mal interprété, sollicité, malmené ou jugé. Aujourd’hui, je veux aussi la liberté de faire autre chose. Mille excuses si j’ai déçu, un moment, ton amitié cher Adam.Et si je rends public cette lettre aujourd’hui, c’est parce qu’elle s’adresse aux gens affectueux de bonne foi comme toi. Et surtout à toi.

Kamel Daoud est un écrivain et journaliste algérien. Il est lauréat du Prix Goncourt du premier roman 2015 pour Meursault, contre-enquête (Actes Sud, 2014)

Et voici les deux articles qui ont formé la polémique (mais aussi, inséré entre eux, un autre article de Kamel Daoud, dans le New York Times) :

Kamel Daoud : « Cologne, lieu de fantasmes »

Par Kamel Daoud (écrivain)

Que s’est-il passé à Cologne la nuit de la Saint-Sylvestre ? On peine à le savoir avec exactitude en lisant les comptes rendus, mais on sait – au moins – ce qui s’est passé dans les têtes. Celle des agresseurs, peut-être ; celle des Occidentaux, sûrement.

Fascinant résumé des jeux de fantasmes. Le « fait » en lui-même correspond on ne peut mieux au jeu d’images que l’Occidental se fait de l’« autre », le réfugié-immigré : angélisme, terreur, réactivation des peurs d’invasions barbares anciennes et base du binôme barbare-civilisé. Des immigrés accueillis s’attaquent à « nos » femmes, les agressent et les violent.

Cela correspond à l’idée que la droite et l’extrême droite ont toujours construite dans les discours contre l’accueil des réfugiés. Ces derniers sont assimilés aux agresseurs, même si l’on ne le sait pas encore avec certitude. Les coupables sont-ils des immigrés installés depuis longtemps ? Des réfugiés récents ? Des organisations criminelles ou de simples hooligans ? On n’attendra pas la réponse pour, déjà, délirer avec cohérence. Le « fait » a déjà réactivé le discours sur « doit-on accueillir ou s’enfermer ? » face à la misère du monde. Le fantasme n’a pas attendu les faits.

Le rapport à la femme

Angélisme aussi ? Oui. L’accueil du réfugié, du demandeur d’asile qui fuit l’organisation Etat islamique ou les guerres récentes pèche en Occident par une surdose de naïveté : on voit, dans le réfugié, son statut, pas sa culture ; il est la victime qui recueille la projection de l’Occidental ou son sentiment de devoir humaniste ou de culpabilité. On voit le survivant et on oublie que le réfugié vient d’un piège culturel que résume surtout son rapport à Dieu et à la femme.

En Occident, le réfugié ou l’immigré sauvera son corps mais ne va pas négocier sa culture avec autant de facilité, et cela, on l’oublie avec dédain. Sa culture est ce qui lui reste face au déracinement et au choc des nouvelles terres. Le rapport à la femme, fondamental pour la modernité de l’Occident, lui restera parfois incompréhensible pendant longtemps lorsqu’on parle de l’homme lambda.

Il va donc en négocier les termes par peur, par compromis ou par volonté de garder « sa culture », mais cela changera très, très lentement. Il suffit de rien, du retour du grégaire ou d’un échec affectif pour que cela revienne avec la douleur. Les adoptions collectives ont ceci de naïf qu’elles se limitent à la bureaucratie et se dédouanent par la charité.

Le réfugié est-il donc « sauvage » ? Non. Juste différent, et il ne suffit pas d’accueillir en donnant des papiers et un foyer collectif pour s’acquitter. Il faut offrir l’asile au corps mais aussi convaincre l’âme de changer. L’Autre vient de ce vaste univers douloureux et affreux que sont la misère sexuelle dans le monde arabo-musulman, le rapport malade à la femme, au corps et au désir. L’accueillir n’est pas le guérir.

Le rapport à la femme est le nœud gordien, le second dans le monde d’Allah. La femme est niée, refusée, tuée, voilée, enfermée ou possédée. Cela dénote un rapport trouble à l’imaginaire, au désir de vivre, à la création et à la liberté. La femme est le reflet de la vie que l’on ne veut pas admettre. Elle est l’incarnation du désir nécessaire et est donc coupable d’un crime affreux : la vie.

C’est une conviction partagée qui devient très visible chez l’islamiste par exemple. L’islamiste n’aime pas la vie. Pour lui, il s’agit d’une perte de temps avant l’éternité, d’une tentation, d’une fécondation inutile, d’un éloignement de Dieu et du ciel et d’un retard sur le rendez-vous de l’éternité. La vie est le produit d’une désobéissance et cette désobéissance est le produit d’une femme.

L’islamiste en veut à celle qui donne la vie, perpétue l’épreuve et qui l’a éloigné du paradis par un murmure malsain et qui incarne la distance entre lui et Dieu. La femme étant donneuse de vie et la vie étant perte de temps, la femme devient la perte de l’âme. L’islamiste est tout aussi angoissé par la femme parce qu’elle lui rappelle son corps à elle et son corps à lui.

La liberté que le réfugié désire mais n’assume pas

Le corps de la femme est le lieu public de la culture : il appartient à tous, pas à elle. Ecrit il y a quelques années à propos de la femme dans le monde dit arabe : « A qui appartient le corps d’une femme ? A sa nation, sa famille, son mari, son frère aîné, son quartier, les enfants de son quartier, son père et à l’État, la rue, ses ancêtres, sa culture nationale, ses interdits. A tous et à tout le monde, sauf à elle-même. Le corps de la femme est le lieu où elle perd sa possession et son identité. Dans son corps, la femme erre en invitée, soumise à la loi qui la possède et la dépossède d’elle-même, gardienne des valeurs des autres que les autres ne veulent pas endosser par [pour] leurs corps à eux. Le corps de la femme est son fardeau qu’elle porte sur son dos. Elle doit y défendre les frontières de tous, sauf les siennes. Elle joue l’honneur de tous, sauf le sien qui n’est pas à elle. Elle l’emporte donc comme un vêtement de tous, qui lui interdit d’être nue parce que cela suppose la mise à nu de l’autre et de son regard. »

Une femme est femme pour tous, sauf pour elle-même. Son corps est un bien vacant pour tous et sa « malvie » à elle seule. Elle erre comme dans un bien d’autrui, un mal à elle seule. Elle ne peut pas y toucher sans se dévoiler, ni l’aimer sans passer par tous les autres de son monde, ni le partager sans l’émietter entre dix mille lois. Quand elle le dénude, elle expose le reste du monde et se retrouve attaquée parce qu’elle a mis à nu le monde et pas sa poitrine. Elle est enjeu, mais sans elle ; sacralité, mais sans respect de sa personne ; honneur pour tous, sauf le sien ; désir de tous, mais sans désir à elle. Le lieu où tous se rencontrent, mais en l’excluant elle. Passage de la vie qui lui interdit sa vie à elle.

C’est cette liberté que le réfugié, l’immigré, veut, désire mais n’assume pas. L’Occident est vu à travers le corps de la femme : la liberté de la femme est vue à travers la catégorie religieuse de la licence ou de la « vertu ». Le corps de la femme est vu non comme le lieu même de la liberté essentielle comme valeur en Occident, mais comme une décadence : on veut alors le réduire à la possession, ou au crime à « voiler ».

La liberté de la femme en Occident n’est pas vue comme la raison de sa suprématie mais comme un caprice de son culte de la liberté. A Cologne, l’Occident (celui de bonne foi) réagit parce qu’on a touché à « l’essence » de sa modernité, là où l’agresseur n’a vu qu’un divertissement, un excès d’une nuit de fête et d’alcool peut-être.

Cologne, lieu des fantasmes donc. Ceux travaillés des extrêmes droites qui crient à l’invasion barbare et ceux des agresseurs qui veulent le corps nu car c’est un corps « public » qui n’est propriété de personne. On n’a pas attendu d’identifier les coupables, parce que cela est à peine important dans les jeux d’images et de clichés. De l’autre côté, on ne comprend pas encore que l’asile n’est pas seulement avoir des « papiers » mais accepter le contrat social d’une modernité.

Le problème des « valeurs »

Le sexe est la plus grande misère dans le « monde d’Allah ». A tel point qu’il a donné naissance à ce porno-islamisme dont font discours les prêcheurs islamistes pour recruter leurs « fidèles » : descriptions d’un paradis plus proche du bordel que de la récompense pour gens pieux, fantasme des vierges pour les kamikazes, chasse aux corps dans les espaces publics, puritanisme des dictatures, voile et burka.

L’islamisme est un attentat contre le désir. Et ce désir ira, parfois, exploser en terre d’Occident, là où la liberté est si insolente. Car « chez nous », il n’a d’issue qu’après la mort et le jugement dernier. Un sursis qui fabrique du vivant un zombie, ou un kamikaze qui rêve de confondre la mort et l’orgasme, ou un frustré qui rêve d’aller en Europe pour échapper, dans l’errance, au piège social de sa lâcheté : je veux connaître une femme mais je refuse que ma sœur connaisse l’amour avec un homme.

Retour à la question de fond : Cologne est-il le signe qu’il faut fermer les portes ou fermer les yeux ? Ni l’une ni l’autre solution. Fermer les portes conduira, un jour ou l’autre, à tirer par les fenêtres, et cela est un crime contre l’humanité.

Mais fermer les yeux sur le long travail d’accueil et d’aide, et ce que cela signifie comme travail sur soi et sur les autres, est aussi un angélisme qui va tuer. Les réfugiés et les immigrés ne sont pas réductibles à la minorité d’une délinquance, mais cela pose le problème des « valeurs » à partager, à imposer, à défendre et à faire comprendre. Cela pose le problème de la responsabilité après l’accueil et qu’il faut assumer.

Kamel Daoud est un écrivain algérien. Il est notamment l’auteur de Meursault, contre-enquête (Actes Sud, 2014), Prix Goncourt du premier roman. Il est également chroniqueur au Quotidien d’Oran. Cet article a d’abord été publié en Italie dans le quotidien La Repubblica.

La misère sexuelle du monde arabe

By KAMEL DAOUD FEB. 12, 2016 (article repris du New York Times en français).

ORAN, Algérie — Après Tahrir, Cologne. Après le square, le sexe. Les révolutions arabes de 2011 avaient enthousiasmé les opinions, mais depuis la passion est retombée. On a fini par découvrir à ces mouvements des imperfections, des laideurs. Par exemple, ils auront à peine touché aux idées, à la culture, à la religion ou aux codes sociaux, surtout ceux se rapportant au sexe. Révolution ne veut pas dire modernité.

Les attaques contre des femmes occidentales par des migrants arabes à Cologne, en Allemagne, la veille du jour de l’an ont remis en mémoire le harcèlement que d’autres femmes avaient subi à Tahrir durant les beaux jours de la révolution. Un rappel qui a poussé l’Occident à comprendre que l’une des grandes misères d’une bonne partie du monde dit “arabe”, et du monde musulman en général, est son rapport maladif à la femme. Dans certains endroits, on la voile, on la lapide, on la tue ; au minimum, on lui reproche de semer le désordre dans la société idéale. En réponse, certains pays européens en sont venus à produire des guides de bonne conduite pour réfugiés et migrants.

Le sexe est un tabou complexe. Dans des pays comme l’Algérie, la Tunisie, la Syrie ou le Yémen, il est le produit de la culture patriarcale du conservatisme ambiant, des nouveaux codes rigoristes des islamistes et des puritanismes discrets des divers socialismes de la région. Un bon mélange pour bloquer le désir, le culpabiliser et le pousser aux marges et à la clandestinité. On est très loin de la délicieuse licence des écrits de l’âge d’or musulman, comme “Le Jardin Parfumé” de Cheikh Nefzaoui, qui traitaient sans complexe d’érotisme et du Kamasutra.

Aujourd’hui le sexe est un énorme paradoxe dans de nombreux pays arabes : On fait comme s’il n’existait pas, mais il conditionne tous les non-dits. Nié, il pèse par son occultation. La femme a beau être voilée, elle est au centre de tous nos liens, tous nos échanges, toutes nos préoccupations.

La femme revient dans les discours quotidiens comme enjeu de virilité, d’honneur et de valeurs familiales. Dans certains pays, elle n’a accès à l’espace public que quand elle abdique son corps. La dévoiler serait dévoiler l’envie que l’islamiste, le conservateur et le jeune désoeuvré ressentent et veulent nier. Perçue comme source de déséquilibre — jupe courte, risque de séisme — elle n’est respectée que lorsque définie dans un rapport de propriété, comme épouse de X ou fille de Y.

Ces contradictions créent des tensions insupportables : le désir n’a pas d’issue ; le couple n’est plus un espace d’intimité, mais une préoccupation du groupe. Il en résulte une misère sexuelle qui mène à l’absurde ou l’hystérique. Ici aussi on espère vivre une histoire d’amour, mais on empêche la mécanique de la rencontre, de la séduction et du flirt en surveillant les femmes, en surinvestissant la question de leur virginité et en donnant des pouvoirs à la police des mœurs. On va même payer des chirurgiens pour réparer les hymens.

Dans certaines terres d’Allah, la guerre à la femme et au couple prend des airs d’inquisition. L’été, en Algérie, des brigades de salafistes et de jeunes de quartier, enrôlés grâce au discours d’imams radicaux et de télé-islamistes, surveillent les corps, surtout ceux des baigneuses en maillot. Dans les espaces publics, la police harcèle les couples, y compris les mariés. Les jardins sont interdits aux promenades d’amoureux. Les bancs sont coupés en deux afin d’empêcher qu’on ne s’y assoit côte à côte.

Résultat : on fantasme ailleurs, soit sur l’impudeur et la luxure de l’Occident, soit sur le paradis musulman et ses vierges.

Ce choix est d’ailleurs parfaitement incarné par l’offre des médias dans le monde musulman. A la télévision, alors que les théologiens font fureur, les chanteuses et danseuses libanaises de la “Silicone Valley” entretiennent le rêve d’un corps inaccessible et de sexe impossible. Sur le plan vestimentaire, cela donne d’autres extrêmes: d’un côté, la burqa, le voile intégral orthodoxe ; de l’autre, le voile moutabaraj (“le voile qui dévoile”), qui assortit un foulard sur la tête d’un jean slim ou d’un pantalon moulant. Sur les plages, le burquini s’oppose au bikini.

Les sexologues sont rares en terres musulmanes, et leurs conseils peu écoutés. Du coup, ce sont les islamistes qui de fait ont le monopole du discours sur le corps, le sexe et l’amour. Avec Internet et les théo-télévisions, ces propos ont pris des formes monstrueuses — un air de porno-islamisme. Certains religieux lancent des fatwas grotesques: il est interdit de faire l’amour nu, les femmes n’ont pas le droit de toucher aux bananes, un homme ne peut rester seul avec une femme collègue que si elle est sa mère de lait et qu’il l’a tétée.

Le sexe est partout. Et surtout après la mort.

L’orgasme n’est accepté qu’après le mariage — mais soumis à des codes religieux qui le vident de désir — ou après la mort. Le paradis et ses vierges est un thème fétiche des prêcheurs, qui présentent ces délices d’outre-tombe comme une récompense aux habitants des terres de la misère sexuelle. Le kamikaze en rêve et se soumet à un raisonnement terrible et surréaliste: l’orgasme passe par la mort, pas par l’amour.

L’Occident s’est longtemps conforté dans l’exotisme ; celui-ci disculpe les différences. L’Orientalisme rend un peu normales les variations culturelles et excuse les dérives : Shéhérazade, le harem et la danse du voile ont dispensé certains de s’interroger sur les droits de la femme musulmane. Mais aujourd’hui, avec les derniers flux d’immigrés du Moyen-Orient et d’Afrique, le rapport pathologique que certains pays du monde arabe entretiennent avec la femme fait irruption en Europe.

Ce qui avait été le spectacle dépaysant de terres lointaines prend les allures d’une confrontation culturelle sur le sol même de l’Occident. Une différence autrefois désamorcée par la distance et une impression de supériorité est devenue une menace immédiate. Le grand public en Occident découvre, dans la peur et l’agitation, que dans le monde musulman le sexe est malade et que cette maladie est en train de gagner ses propres terres.

Kamel Daoud, chroniqueur au Quotidien d’Oran, est l’auteur de “Meursault, contre-enquête.”

Nuit de Cologne : « Kamel Daoud recycle les clichés orientalistes les plus éculés »

Collectif

Dans une tribune publiée par le journal Le Monde le 31 janvier 2016, le journaliste et écrivain Kamel Daoud propose d’analyser « ce qui s’est passé à Cologne la nuit de la Saint-Sylvestre ». Pourtant, en lieu et place d’une analyse, cet humaniste autoproclamé livre une série de lieux communs navrants sur les réfugiés originaires de pays musulmans.

Tout en déclarant vouloir déconstruire les caricatures promues par « la droite et l’extrême droite », l’auteur recycle les clichés orientalistes les plus éculés, de l’islam religion de mort cher à Ernest Renan (1823-1892) à la psychologie des foules arabes de Gustave Le Bon (1841-1931). Loin d’ouvrir sur le débat apaisé et approfondi que requiert la gravité des faits, l’argumentation de Daoud ne fait qu’alimenter les fantasmes islamophobes d’une partie croissante du public européen, sous le prétexte de refuser tout angélisme.

Essentialisme

Le texte repose sur trois logiques qui, pour être typiques d’une approche culturaliste que de nombreux chercheurs critiquent depuis quarante ans, n’en restent pas moins dangereuses. Pour commencer, Daoud réduit dans ce texte un espace regroupant plus d’un milliard d’habitants et s’étendant sur plusieurs milliers de kilomètres à une entité homogène, définie par son seul rapport à la religion, « le monde d’Allah ». Tous les hommes y sont prisonniers de Dieu et leurs actes déterminés par un rapport pathologique à la sexualité. Le « monde d’Allah » est celui de la douleur et de la frustration.

Certainement marqué par son expérience durant la guerre civile algérienne (1992-1999), Daoud ne s’embarrasse pas de nuances et fait des islamistes les promoteurs de cette logique de mort. En miroir de cette vision asociologique qui crée de toutes pièces un espace inexistant, l’Occident apparaît comme le foyer d’une modernité heureuse et émancipatrice. La réalité des multiples formes d’inégalité et de violences faites aux femmes en Europe et en Amérique du Nord n’est bien sûr pas évoquée. Cet essentialisme radical produit une géographie fantasmée qui oppose un monde de la soumission et de l’aliénation au monde de la libération et de l’éducation.

Psychologisation

Kamel Daoud prétend en outre poser un diagnostic sur l’état psychologique des masses musulmanes. Ce faisant, il impute la responsabilité des violences sexuelles à des individus jugés déviants, tout en refusant à ces individus la moindre autonomie, puisque leurs actes sont entièrement déterminés par la religion.

Les musulmans apparaissent prisonniers des discours islamistes et réduits à un état de passivité suicidaire (ils sont « zombies » et « kamikazes »). C’est pourquoi selon Daoud, une fois arrivés en Europe, les réfugiés n’ont comme choix que le repli culturel face au déracinement. Et c’est alors que se produit immanquablement le « retour du grégaire », tourné contre la femme, à la fois objet de haine et de désir, et particulièrement contre la femme libérée.

Psychologiser de la sorte les violences sexuelles contribue à produire l’image d’un flot de prédateurs sexuels potentiels, car tous atteints des mêmes maux psychologiques. Pegida n’en demandait pas tant

Psychologiser de la sorte les violences sexuelles est doublement problématique. D’une part, c’est effacer les conditions sociales, politiques et économiques qui favorisent ces actes (parlons de l’hébergement des réfugiés ou des conditions d’émigration qui encouragent la prédominance des jeunes hommes). D’autre part, cela contribue à produire l’image d’un flot de prédateurs sexuels potentiels, car tous atteints des mêmes maux psychologiques. Pegida n’en demandait pas tant.

Discipline

« Le réfugié est-il donc sauvage ? », se demande Daoud. S’il répond par la négative, le seul fait de poser une telle question renforce l’idée d’une irréductible altérité. L’amalgame vient peser sur tous les demandeurs d’asile, assimilés à une masse exogène de frustrés et de morts-vivants. N’ayant rien à offrir collectivement aux sociétés occidentales, ils perdent dans le même temps le droit à revendiquer des parcours individuels, des expériences extrêmement diverses et riches.

Culturellement inadaptés et psychologiquement déviants, les réfugiés doivent avant toute chose être rééduqués. Car Daoud ne se contente pas de diagnostiquer, il franchit le pas en proposant une recette familière. Selon lui, il faut « offrir l’asile au corps mais aussi convaincre l’âme de changer ». C’est ainsi bien un projet disciplinaire, aux visées à la fois culturelles et psychologiques, qui se dessine. Des valeurs doivent être « imposées » à cette masse malade, à commencer par le respect des femmes.

Ce projet est scandaleux, non pas seulement du fait de l’insupportable routine de la mission civilisatrice et de la supériorité des valeurs occidentales qu’il évoque. Au-delà de ce paternaliste colonial, il revient aussi à affirmer, contre « l’angélisme qui va tuer », que la culture déviante de cette masse de musulmans est un danger pour l’Europe. Il équivaut à conditionner l’accueil de personnes qui fuient la guerre et la dévastation. En cela, c’est un discours proprement anti-humaniste, quoi qu’en dise Daoud.

De quoi Daoud est-il le nom ?

Après d’autres écrivains algériens comme Rachid Boudjedra ou Boualem Sansal, Kamel Daoud intervient en tant qu’intellectuel laïque minoritaire dans son pays, en lutte quotidienne contre un puritanisme parfois violent. Dans le contexte européen, il épouse toutefois une islamophobie devenue majoritaire. Derrière son cas, nous nous alarmons de la tendance généralisée dans les sociétés européennes à racialiser ces violences sexuelles.

Nous nous alarmons de la banalisation des discours racistes affublés des oripeaux d’une pensée humaniste qui ne s’est jamais si mal portée. Nous nous alarmons de voir un fait divers gravissime servir d’excuse à des propos et des projets gravissimes. Face à l’ampleur de violences inédites, il faut sans aucun doute se pencher sur les faits, comme le suggère Kamel Daoud. Encore faudrait-il pouvoir le faire sans réactualiser les mêmes sempiternels clichés islamophobes. Le fond de l’air semble l’interdire.

Noureddine Amara (historien), Joel Beinin (historien), Houda Ben Hamouda (historienne), Benoît Challand (sociologue), Jocelyne Dakhlia (historienne), Sonia Dayan-Herzbrun (sociologue), Muriam Haleh Davis (historienne), Giulia Fabbiano (anthropologue), Darcie Fontaine (historienne), David Theo Goldberg (philosophe), Ghassan Hage (anthropologue), Laleh Khalili (anthropologue), Tristan Leperlier (sociologue), Nadia Marzouki (politiste), Pascal Ménoret (anthropologue), Stéphanie Pouessel (anthropologue), Elizabeth Shakman Hurd (politiste), Thomas Serres (politiste), Seif Soudani (journaliste).