Le groupe des femmes, le groupe des hommes

Voici un extrait du roman L’étrangère, de Sandor Maraï (publié en 1934), traduit du hongrois par Catherine Fay (Albin Michel 2010).

Avertissement : ce texte affiche une vision sexiste (« Les femmes sont toujours… »). Mais je dirai par la suite le contexte de cettte fiction, et l’intérêt que j’y trouve. J’ai déjà donné un extrait de cet auteur, à la lucidité particulière selon moi sur la vie sociale, au début de ce blog (lien donné plus bas).

« Avant tout, il reconnaissait l’organisation particulière de la société des femmes : ce service secret de renseignements à l’aide duquel, de façon invisible, sans utiliser de mots signifiants mais recourrant à des sons et des signes, comme les sauvages dans la brousse qui envoient de vigilants signaux de fumée ou de sourds roulements de tambour pour se prévenir à grande distance du danger imminent, les femmes sont toujours prêtes à s’approprier les histoires des autres et à noter chaque symptôme avec une conscience scrupuleuse. Il finit par apprendre qu’aucun de ses pas, c’est-à-dire aucun fait, aucun geste, aucune décision selon lui des plus anodins, n’échappait aux projecteurs puissants que les femmes braquaient sur lui – y compris et surtout celles qui n’avaient à priori ni raison ni intérêt à cette surveillance mais témoignaient néanmoins d’un zèle désintéressé et instinctif. Il se rendit compte peu à peu que les « commérages » n’étaient pas seulement un penchant humain issu de haines réciproques, une tendance universelle, naturelle et grossière ; il comprit que les ragots étaient l’un des instruments éprouvés du dispositif de sécurité de la société et que, bien qu’ils ne soient pas précisément distingués, on en a beoin, comme la police a besoin des cnfidences des maqueraux et des indics de la pègre, dans l’intérêt public. La société, plus particulièrement la société des femmes, qu’il commençait à entrevoir comme un Etat dans l’Etat, se défend du désordre et de l’émeute avec tous les outils à sa disposition ; et, suite à un examen approfondi, le souci de vérité le poussa à reconnaître cette défense comme justifiée.

(…)

« Il était question de bien autre chose qu’une banale histoire privée, des entiments de Paul et Virginie qui changent ou qui tiédissent ; une intricaation d’intérêts insondable se noue dans chaque histoire intime et, pour les femmes, il était toujours question de cet accord global, ce pacte, ce contrat conclu entre elles au sein de l’univers régi par les hommes et dont les clauses les plus secrètes ne sauraient être divulguées sans constituer une trahison et un péché mortel : tel était le fond de sa pensée. Pendant un certain temps, il s’amusa de cette constatation mais plus tard, quand il s’aperçut qu’il était impossible d’échapper à leur surveillance, que ce soit à l’étranger ou entre les quatre murs, il commença à s’inquiéter. Il mit relativement longtemps avant de se rendre compte qu’il n’y avait aucun refuge face au réseau d’information des femmes, et il capitula.

« Les hommes qu’il rencontrait à cette époque-là se comportaient eux aussi de façon singulière ; consciemment ou non, ils étaient tous au service des femmes et sans vraiment recourrir à des actions perfides, ils ne se privaient pas d’émettre des doutes sur la légitimité de sa révolte en invoquant les arguments ronflants propres à l’éthique masculine. Les femmes leur laissaient le soin d’utiliser avec emphase les jugements moraux ; quant à elles, plus modestement, elles se contentaient de dénigrer la femme à l’origine de sa rébellion. Cette médisance opiniâtre, minutieuse et avisée avec laquelle, dans ce genre de situation, elles s’évertuaient à rabaisser aux yeux du factieux la valeur de son entreprise et son issue prévisible avait longtemps diverti [le narrateur] ; plus tard, il se rendit compte que ces manoeuvres grossières commensaient néanmoins à agir et qu’il n’arrivait pas à s’en préserver. Alors qu’à l’occasion, les hommes, mandatés par les femmes, insistaient plutôt sur « l’indignité » — à peu près sur le même ton dont ils réprimanderaient quelqu’un qui aurait réagi légèrement en achetant beaucoup trop cher un article qu’il aurait pu obtenir pour beaucoup moins cher s’il avait marchandé –, les femmes, en principe et dans leur majorité, trouveraient naturel qu’un homme se sacrifie, mais elles ne comprendraient pas que ce soit « justement pour cette femme-là »… »

***

Dans ce roman, l’auteur met en lumière la réaction de la société bourgeoise contre ce qu’elle considère comme « indigne ». Le héros, à qui on a recommandé de prendre un moment de vacances au loin, a délaissé depuis quelques mois son épouse pour une autre femme, danseuse artistique et bien plus jeune. Après quelques jours de ces vacances, il a annoncé à son épouse (ainsi qu’à un avocat) son intention de divorcer et à son amie celle de l’épouser. Il réfléchit ici sur la pression du contrôle social qu’il a subi depuis les premiers temps de son installation avec son amie. Il décrit l’action des femmes. Bientôt il décrira comment ses amis hommes s’en détournent et montrent leur inquiétude, mais encore tolérante et solidaire. Bientôt un de ses supérieurs, comme envoyé en mission par les autres, viendra l’avertir d’un aire dégouté de « bien faire attention à lui-même » dans son aventure qui est en dehors d’un comportement « digne » et « attendu. On voit donc qu’il y a des rôles distincts mais convergents et quasi organisés du groupe des femmes et du groupe des hommes de la classe bourgeoise.

***

Cette présentation rejoint pour une part les idées que je me fais sur notre organisation sociale entre les sexes/genres et que je présenterais ainsi :

1/ Notre organisation sociale est avant tout marquée par le principe de la domination masculine, qui a notamment des effets sur le groupe des hommes, d’abord, et le groupe des femmes, en conséquence, deux groupes que la domination masculine rend nécessaires.

2/ Le groupe des hommes se donne une norme de comportement sous la projection de la « virilité », un idéal qui donne une orientation importante à l’identité particulière à chaque homme, comme domination et compétition ; en ce sens, les hommes sont « embrigadés » dans une armée de gardiens et de pratiquants de la domination masculine, avec une hiérarchie et une reconnaissance connue d’eux mais non écrite ni instituée, et avec des alliances en fonction de cette brigade et de sa mission. En tant que gardiens, ils pratiquent une surveillance et une répression du comportement des hommes qui est douce et tolérante contre les excès, mais dénigrent violement ceux qui ne respectent pas l’idéal de virilité. Bien naturellement, ils pratiquent un contrôle violent et sournois des femmes ; et ils sont dans le déni de leur rôle et de leurs pratiques, ils refusent d’en être conscients.

3/ Le groupe des femmes donne une structure à celles qui subissent la domination masculine et adopte (et décline) un idéal largement défini par la brigade masculine à son profit, qu’on appelle la « féminité », mais adopte aussi des pratiques de complicité avec cette domination, pour permettre une vie sociale supportable pour toutes et tous, et des profits associés propres aux dominées. Ces pratiques ont un effet de contrôle et de répression contre celles qui voudraient se rebeller.

Je ne développe pas davantage cet ensemble d’idées. On y retrouvera des choses que j’ai écrites à propos de la société des singes (primatologie) dont nous sommes une variante et sur laquelle je compte revenir.

***

Discussion. D’abord, il faut dire qu’il s’agit dans ce roman d’une fiction, et qu’on ne peut attribuer les expression machistes comme telles à l’auteur, Sandor Maraï. De plus, on est en 1934 et la deuxième vague du féminisme ne survient qu’en 1970. Pour autant, je suis admiratif dans la lucidité de cet auteur pour mettre en lumière les « ressorts » qui animent la vie sociale.

Bien évidemment, l’attention est ici portée sur la classe bourgeoise, et la description ne vaut pas du tout pour ce qui serait la conception de « l’indignité » dans la classe populaire. Notamment la mise en couple et la séparation sont plus simples et mieux acceptées tant pour les hommes que pour les femmes dans ce milieu.

Mais ici l’auteur s’attache à définir la « mission », le rôle des femmes comme collectif et des hommes comme collectif au sein de leur classe bourgeoise, et c’est ce qui m’a intéressé. Dans l’extrait précédemment publié sur ce blog (ici), c’est le mépris bourgeois (dominant) et le ressentiment populaire (victime) qui sont très bien dévoilés.

De plus, l’auteur donne une certaine description des pratiques des femmes (plus spécialement dans cet extrait) et des hommes pour garder la structure sociale. Il y a une insistance sur les regards, sur les partages d’information entre femmes, ce que j’appelerai l’empathie, le souci des autres, une forme parmi d’autres du « care » (soin). Mais aussi une forme de surveillance répressive des hommes et surtout des femmes (dont j’ai parlé à propos des tâches ménagères) sur ce qui est « décent », « digne ».

Bien sur, la description n’est pas spécialement positive, avec un rapprochement avec les sauvages, les indics et les maqueraux ! D’où mon avertissement sur le machisme de la description ! (qui ne sautera pas spontanement aux yeux des hommes, évidemment). Mais comme c’est donné comme le raisonnement du héros et narrateur, on peut encore espérer que l’auteur ne s’exprimerait pas ainsi. Des livres de cet auteur mettent en valeur la résistance et l’empathie féminine face à la veulerie sociale, notamment le roman sur la guerre et la vie dans les abris sordides sous les bombardements de Budapest : « Libération ». (Soulignons brièvement que les traductions de Catherine Fay me paraissent remarquables de fluidité et de pertinence).

Mais globalement, cette mise en évidence d’un ressort social des sexes/genres est sufisamment rare pour que j’ai trouvé utile de vous la faire partager.

(Il fallait cela pour me faire « retrouver le chemin » de ce blog après le choc de la pandémie et l’angoisse qui est survenue et m’a saisi à ce moment, et qui se redouble des craintes d’effondrement humain que nous vivons. L’expression me vient d’un frère qui aime bien partager un verre avec les copains et qui me disait : « on a perdu le chemin des cafés ». J’espère que mes lectrices & lecteurs retrouveront aussi ce chemin de mon blog ; je constate que, malgré le recul, il y a encore quelques visites régulières de mes textes).

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