Le rôle de père

Dans l’idée que le rôle de père et que la relation du fils au père sont essentiels à la construction du genre masculin, je veux rassembler sur cette page quelques réflexions sur le sujet de la paternité.

Table des matières

  1. Introduction
  2. Mon point de départ
  3. Des points de départ particuliers : Guy Gorneau, Pascal Bruckner, et…
  4. Escapade littéraire : un texte de Sandor Marai.
  5. Faire le point
  6. La paternité, d’abord un statut juridique
  7. Mais par ailleurs une fonction symbolique efficace
  8. Deux versions du père, chez John Stoltenberg

(à suivre)

1.- Introduction

Être père, une question qui interroge les hommes…

Comme fils, on rencontre le père et son rôle à quatre moments, au minimum, de notre existence :

  • Dans l’enfance, en tant que père paternant.
  • À l’adolescence, comme père à contester pour gagner une autonomie.
  • À l’âge adulte, quand on est appelé à devenir soi-même père.
  • Enfin, quand on est père expérimenté, contesté, et qu’on remplace finalement le patriarche, son propre père une fois décédé.

Chacune de ces expériences crée chez l’homme un questionnement, et une émotion. Même s’il y a tant de façons de les vivre et de les aborder.

Et si cette question avait a voir et à faire avec la fabrication des garçons ? Avec la masculinité qu’on veut déconstruire ?

Bien sûr, il y a quelques situations particulières. Il y a la manière de ne pas faire face, de refuser, de fuir, de ne pas prendre du tout ses responsabilités, laissées à la mère. Pour certains, à la grossesse ou la naissance ; pour beaucoup, au moment du divorce ou peu après. Ceci doit être dit ici, car pour beaucoup de femmes, cette situation est pleine d’amertume et d’injustice.

Le désir d’être père pour un homosexuel en couple manifeste ce questionnement dans des conditions particulières. (Voir l’enquête d’Emmanuel Gratton, 2005).

La durée précaire des couples et leur recomposition crée des expériences de paternité avec moins de continuité, moins de légitimité.

Beaucoup d’hommes cherchent un appui, dans des groupes de parole, de soutien, sinon de revendication, au moment où leur rôle de père est bousculé, ce qui met en cause leur identité de rôle. Ces groupes ont souvent une visée de réassurance, et de création d’une identité masculine isolée ou liée à d’autres hommes. Elle se fait alors couramment par opposition aux femmes (et à la mère des enfants d’abord) et renforce le privilège masculin et la prétention masculine. Sans pouvoir aborder, dans cette situation de crise et de demande, la domination masculine et tenir compte de ce cadre. On s’éloigne bien de la déconstruction du masculin. On renforce une position ‘masculiniste’.

Mais cela ne change pas le questionnement général.

Je pense que, pour tout homme, il n’est pas si évident de devenir père. Pas si naturel. Pour le dire autrement, on se crée progressivement une identité de père. Au sens propre, un ‘genre’ de père. C’est à dire un rôle, une fonction, dessinée par la coutume sociale, telle que nous la percevons et que tous autour de nous la font comprendre (la mère, la famille, l’école, le médecin, l’entourage…). Et nous concrétisons ce genre selon un certain style, qui sera celui de notre milieu, de notre expérience sociale propre.

Être père, c’est ensuite faire modèle pour son fils. Et c’est souvent la source principale du questionnement. Pour certains, une angoisse s’installe au moment de décider (avec sa compagne) de concevoir un enfant, et vient interférer dans la décision. (L’un évoquera la responsabilité planétaire, la démographie, etc.. ; un autre se jettera dans le pouponnage, dans une joie presque maternelle, ce qui permet de … gagner du temps avant d’être dans le rôle du père!) Pour d’autres, elle se pose en fonction des situations vécues. Être père, cela se pratique. Deux pères ne sont pas les mêmes. Cela s’assume dans un comportement différent pour chacun. C’est avant tout en paternant qu’on devient père. Et c’est dans la relation qui s’instaure avec le nouveau-né (et particulièrement l’enfant premier-né) que la fonction s’instaure, se concrétise, s’apprend et se découvre pas à pas. Par les deux intéressés avant tout : la mère n’a que peu d’influence ou d’orientation à donner, encore moins à imposer. Une découverte qui étonne tout le monde…

Mais la question du ‘faire modèle’ est double :

  • comment faut-il éduquer son fils (quelle autorité, quelles injonctions…)
  • mais aussi comment faut-il se montrer à son fils : avec ses travers ou en les masquant, en jouant un rôle novateur, en appelant un dépassement de ce qu’on est, de ce qu’on a été ?

La relation qu’on a vécu avec son propre père intervient ici, soit comme image négative, qu’on a rejetée et combattue, soit comme image positive, qu’on veut à sa manière reproduire. C’est aussi la question que se posent les hommes qui veulent déserter de la domination masculine régnante. Comment être un père différent ? Est-ce possible ?

2.- Mon point de départ

J’aborde cette question du père pour un motif particulier. En m’intéressant au féminisme radical, j’ai souvent rencontré l’affirmation que ce sont les injonctions éducatives des mères qui peuvent fabriquer un autre homme, qui peuvent éduquer autrement les garçons. J’ai trouvé cet espoir étonnant et dérisoire : je ne sens pas du tout que c’est à coups d’injonctions, de préceptes, que je suis devenu homme. J’ai alors considéré que le rôle du père, et le modèle qu’il représente, ont sans doute eu une énorme influence. Tant comme éducateur, informateur, que comme autorité, représentant social, etc. , et personnalité propre. J’ai donc voulu ici réfléchir au contenu de la paternité en tant que rôle formateur des hommes, en tant que transmission de la masculinité.

3- Le père selon quelques auteurs (Corneau, Bruckner et …)

Le père, selon Guy Corneau : « Père manquant, fils manqué ; de la blessure à la parole »

Voulant parler du rôle du père, il m’avait semblé utile de lire cet ouvrage, qui a eu bien du succès en son temps, à tout le moins par son titre bien connu. Il est souvent cité en référence. L’auteur a parcouru de nombreuses fois la francophonie en donnant des conférences sur ce thème.

J’ai été largement déçu, tant par l’orientation du travail, que par la pauvreté de l’analyse.

L’auteur part d’un rapport d’un médecin universitaire (1988) pour une commission parlementaire de santé mentale et veut s’appuyer sur la conclusion, qui affirme : « L’absence fréquente du père et de modèles masculins auprès du jeune enfant paraît expliquer certaines difficultés de comportement reliées à l’affirmation de l’identité sexuelle chez l’homme » (c’est moi qui souligne deux mots de prudence dans la parole du scientifique).

Guy Corneau commente illico : « Pour résumer, on pourrait dire que, sous le couvert de leur indépendance, les hommes ont besoin d’aide et cherchent le père ». (Je n’ai pas le sentiment qu’il s’agit là ni d’un résumé, ni d’un reflet très exact).

Ensuite il généralise : «  J’ai pu constater moi-même cette grande soif masculine, ce grand besoin des mâles de se retrouver et de faire le point ». (Au cours d’un séminaire réunissant vingt et un hommes) « à la première question que je jetai sur la table : « Vous sentez-vous homme », pas un seul (…) ne répondit positivement ! Parce que justement, le sens d’identité ne correspond pas nécessairement à l’expérience vécue mais beaucoup plus à cette impression intérieure d’avoir ou non une fondation. C’est de ce manque de fondation chez les hommes actuels que je veux parler » ou encore, un peu plus loin, « à savoir la fragilité de l’identité masculine ». (p.8-9).

L’auteur va alors limiter le sens de son entreprise (et la situer dans un cadre jungien, que je n’évoque pas) : « Je ne crois pas que les idées élaborées ici soient complètes ou fassent le tour de la question. Ce n’est d’ailleurs pas le but de mon entreprise. De fait, je me suis attaché aux seuls thèmes qui m’agrippaient de l’intérieur. (…) Ce ne sont pas les pères et les mères que je juge dans ce livre, c’est le silence qui nous a tous enveloppés ».

Je ne comprends pas l’enchaînement des idées de cette introduction. J’ai souligné un ‘parce que’ qui prétend expliquer la réponse négative d’hommes dans un groupe. Mais c’est plutôt un postulat : ‘j’affirme que…’

En fait, je comprends mieux l’intention quand je fais la lecture à rebours (c’est moi qui résume) : « Le silence qui nous a tous enveloppés – c’est le thème qui m’a agrippé – sans vouloir faire le tour de la question, ce n’est pas mon but – a donné un manque de fondation chez les hommes actuels – qui donne une impression intérieure d’avoir une fondation – ce qui forme l’identité personnelle, et non par l’expérience vécue – cela est illustré par les réponses négatives dans les groupes d’hommes à la question : vous sentez-vous hommes ?’ ».

Guy Corneau veut donc partir d’un silence généralisé des pères, ce qui me paraît bien une extension abusive de la conclusion d’un rapport d’étude. En fait, on va le voir, il part plutôt d’un ressenti personnel de son propre vécu !

Voilà pour l’introduction. À l’entame du premier chapitre, ‘Le père manquant’, paragraphe ‘Le silence des pères’, Guy Corneau voit un rêve de la nuit dernière lui revenir à l’esprit ! Et il commente :

Tant de choses remontent à la surface : les bons comme les mauvais moments de la relation avec mon père. Je me rappelle nos jeux, nos complicités contre ma mère ; je me rappelle aussi les histoires de son enfance, pauvre mais heureuse, « dans les bois », ses années de travail comme bûcheron, sa venue à la ville : toutes ces histoires qui étaient devenues de véritables mythes et que je ne me lassais pas d’entendre. Et soudain, à la puberté, au moment où j’avais le plus besoin de lui, il m’a fait faux bond. Il s’est évanoui, il a disparu.

En fait c’est moi qui ai disparu en devenant pensionnaire au séminaire. Au début, je sortais quatre heures par semaine. Je me remémore mes espoirs sans cesse renouvelés, de dimanche en dimanche, de voir surgir une conversation entre nous. Je m’asseyais dans le fauteuil de ma mère, tout près de celui où mon père lisait son journal. Je voulais tant qu’il me dise quelque chose, qu’il me parle, à moi, qu’il me raconte n’importe quoi à propos de son travail ou des fusées qui volaient dans l’espace. Je m’efforçais de trouver des questions qui sauraient l’intéresser. Je faisais l’homme, j’avais tellement besoin qu’il me reconnaisse. Peine perdue, je ne l’intéressais pas, ou encore sentait-il que son devoir était accompli ? Après tout, n’était-ce pas grâce à lui que j’allais recevoir l’instruction dont il avait si cruellement manqué ? ».

Je vais en rester là. Je trouve étonnant que ce travail, souvent cité comme première référence francophone sur la paternité et même la masculinité, ait de si faibles ‘fondations’. C’est de cette plainte et ce manque personnel que Guy Corneau, appliquant sa grille de lecture et projetant sa souffrance sur toute une série de cas et de patients, va décliner un discours sur le thème de l’homme fragile et mal séparé de la mère, du fait du silence d’un père absent (sic) mais aussi souvent inadéquat (re-sic).

Et si le silence était un attribut du père présent ? Un mode d’apprentissage au moment où débute l’entrée à l’âge préadulte et donc la confrontation à un esprit de compétition, à transmettre ? (Je reviendrai sur cette idée par la suite).

Non, pour l’auteur (assis à la place de la mère!), son père aurait dû parler et il a eu tort. Sa croisade vise à transformer des hommes, ouverts enfin à la parole, qui feront les enfants équilibrés d’une ‘fondation’ valable…

Avec un tel discours explicatif basé sur la souffrance et la faiblesse de l’homme en général, il n’y a pas plus d’apport utile sur la masculinité. Car l’identité masculine manque chez les hommes d’aujourd’hui, et c’est assez dire pour l’auteur : on n’en donne aucune description.

Et son remède, la prise de parole, est largement postulé ! Je n’ai pas trouvé au fil du livre des développements plus convaincants sur ce thème.

« Père manquant, fils manqué, De la blessure à la parole » de Guy Corneau, Paris, J’ai lu, collection Bien-être, 2ème éd. 2010, (Les éditions de l’homme, 2003. Mais la première parution paraît dater de 1988).

Le père, selon Pascal Bruckner : un bon fils

Il ne s’agit ici que d’une citation, trouvée sur babelio.com et tirée de son livre « Un bon fils »(Grasset 2014) :

« Rien de plus difficile que d’être père : héros, il écrase de sa gloire, salaud de son infamie,ordinaire de sa médiocrité. il peut être aussi un héros médiocre, un salaud touchant. Quoiqu’il fasse, il a tort : c’est trop ou pas assez.

Hier, il étouffait sa progéniture, aujourd’hui il pêche par son absence, tous les hommes de ma génération ont été des pères intermittents. Et quand il manifeste de la tendresse, on ironise sur sa féminisation, son ramollissement.

Je suis toujours ému de voir de jeunes ou moins jeunes papas jouer avec leurs petits dans les parcs, les langer, les nourrir, leur raconter des histoires,les couvrir de baisers. La famille contemporaine est un syndicat affectueux : tout se négocie du biberon à l’argent de poche, tout s’aplanit dans l’effusion sentimentale.

Nous élevons nos enfants pour qu’ils nous quittent un jour et ils nous quittent quand nous avons plus besoin d’eux qu’eux de nous. La séparation n’en sera que plus déchirante. Un monde sans pères ne semble guère désirable, les familles monoparentales en sont la preuve…

Il faut sans doute savoir que le père de Pascal Bruckner, qui le révèle dans ce livre, fut un salaud médiocre : antisémite acharné, collaborant volontairement avec les nazis, et humiliant et battant sa femme. Et qui a maintenu jusqu’au bout l’affirmation de sa posture, sans remords aucun. Remords que le fils eut espéré…

Je retiendrai de ce témoignage juste une idée sur le rôle difficile du père « écrasant » : « quoiqu’il fasse, il a tort : c’est trop ou pas assez ».

(à prolonger)

4.- Escapade littéraire : un texte de Sandor Marai

J’introduis ici un texte de Sandor Marai. Ce sont de très larges extraits d’un chapitre d’un roman, et constitué d’une « lettre au père » (et au frère). Il y a dans ce discours du fils parti à l’étranger, voulant rassurer, et même briller aux yeux du père une tranche de vie et de relations qui fait écho en moi. Il y a surtout un grand non-dit dans ce qui est dit là. Et je ne prétends pas l’avoir décrypté. Je n’en ferai pas de commentaire pour le moment. Plus tard, peut-être.

(Trois ans plus tard, nous sommes en 2017, je complète : il y a effectivement un jeu qui se passe dans le dit et le non dit entre les hommes, spécialement entre père et fils. Parfois on a recours à un porte parole, ici un frère, dans la vie souvent c’est la mère. La psychanalyse affirmerait (je n’en suis pas certain) : la mère montre au fils le chemin vers le père. Ce jeu entre hommes est largement « mensonger » ou empreint d’indifférence, d’inhumanité, de pauvreté de l’échange : les hommes parlent de choses et d’autres, de moteurs, de résultats sportifs, de sciences, il font des hypothèses, ils posent des thèses, échafaudent des théories ; ce qui leur permet de parler peu d’eux-mêmes (sinon quand c’est à leur avantage) et surtout pas de leurs sentiments, de leurs chagrins, de leurs handicaps ou leurs maladies. Dans ce texte, le fils ainé montre à son père qu’il sait être homme, capable de se comporter entre adultes et de voir (un peu) les différences sociales et de ne pas se laisser manipuler tout en manipulant autrui (à commencer par son père). Il est malgré tout assez évident que ce fils s’illusionne beaucoup… Ce jeu est celui de la méfiance et de la confiance limitée entre hommes — les hommes sont étonnés de tout ce que les femmes ont à se confier… et d’ailleurs ils ignorent beaucoup de ce qui se joue entre elles. Je trouve remarquable que l’auteur, Sandor Maraï, ait pu redonner si clairement un tel comportement masculin, tout en nuances, et avec énormément d’humour en plus).

J’apprécie énormément cet auteur (j’ai déjà posté un autre texte sur le blog) à la sensibilité très fine, et respectant littérairement les femmes autant que les hommes. (Dans le texte qui suit, le lecteur sait déjà, par les chapitres précédents, que le héros magnifie largement une réalité sans gloire : il a abandonné un projet d’études et est presque sans le sou… Nous sommes dans la période des années ’20).

Je ne suis pas encore tout à fait certain d’envoyer cette lettre, écrivit-il. Aujourd’hui, il pleut et je suis resté dans ce café toute la matinée. Il faut que vous sachiez qu’un café parisien est vraiment différent de ceux de chez nous. Ici, cela ne se fait pas de s’installer, de commander un café et de rester avec le même café pendant des heures, en redemandant de l’eau chaude et en prenant le temps de lire tous les journaux. Ici, les gens rentrent avec leur chapeau sur la tête, se mettent à une table où se trouve déjà une de leurs connaissances, ils n’enlèvent pas leur chapeau, ne se serrent pas la main, ils se contentent de demander ça va ?, de se frotter les mains et de dire Suze citron, à la suite de quoi on leur apporte quelque chose de sucré et d’amer en même temps, ou acide mais sucré, sur lequel on verse de l’eau et des glaçons, la mixture ressemble à du sirop de framboise mais quand on en boit, la tête commence à tourner et on s’endort. C’est un apéritif. Mais en fait, ce n’est pas de cela que je voulais parler.

Je crois que cela fait trois semaines que je suis ici. Je ne vous ai pas écrit que je venais à Paris et ce n’est peut-être pas très correct de ma part. Aujourd’hui je suis énervé parce qu’il pleut et que j’ai compté l’argent qui me reste : je pense que j’ai encore de quoi vivre pendant un mois. La fondation me doit un mois de bourse que je ne suis pas encore aller chercher et, ainsi, je prévois que j’aurai assez jusque fin septembre – cela dit, il ne me restera plus rien pour mon voyage de retour. Ne vous inquiétez pas, père, et surtout ne m’envoyez pas d’argent. Si le raisin rapporte bien cette année, payez plutôt les tonneaux de l’an dernier et les emprunts en souffrance à la banque depuis un an. Moi, je peux subvenir à mes besoins – le pire qui puisse m’arriver est de rentrer plus tôt à la maison. Kristof, va chercher ma bicyclette au grenier, il faudra la graisser et la nettoyer et, éventuellement, vous pourriez la vendre. Mais ne descendez pas en dessous de trois millions, disons au minimum deux millions et demi. Parmi mes livres, vous pouvez vendre le dictionnaire Meyer et les œuvres complètes d’Ibsen si vous pouvez en tirer deux, trois millions ; à une époque, monsieur le professseur Lehoczky les aurait bien achetés mais dites-lui que je ne veux pas les céder à crédit, je préfère qu’il en donne moins mais en une seule fois et cette somme aussi, vous pouvez me l’envoyer.

Le plus important est que le père ne s’inquiète pas. Kristof, explique à père pourquoi il a fallu que je vienne ici maintenant. Si je ne m’étais pas décidé à prendre la route, peut-être n’aurais-je plus jamais eu l’occasion de le faire. Je pense beaucoup à vous. Ne croyez pas toutefois que je me languisse du pays, je suis très content d’être où je suis, je suis persuadé que ce séjour est très utile à ma carrière, j’ai fait la connaissance de personnes exceptionnelles, par exemple, d’un savant albanais qui travaille depuis six ans à l’université en tant que théoricien des races et d’un célèbre sculpteur hongrois qui a plutôt bien réussi ici, dont on paye les sculptures plusieurs centaines de milliers de francs ; j’ai eu la chance de rencontrer également une personne extrêmement distinguée, un étranger de rang très élevé, un Anglais, mais je ne peux en dire plus dans une lettre, je le ferai de vive voix. Je connais aussi une personnalité influente dans le monde de la joaillerie parisienne. Vous voyez, cela valait la peine que je vienne ici. Et si j’ajoute que j’ai découvert une expérience épatante qui pourrait peut-être se révéler intéressante chez nous, il suffit pour la réaliser de pailles et de papier et d’un produit chimique, car ce n’est qu’une réaction due aux lois de la physique, alors, je suis certain que vous serez d’accord avec moi pour conclure que ma décision de venir ici a été judicieuse.

Je vous écris tout ceci pour vous rassurer. Personnellement, je vais très bien. J’habite à l’hôtel, dans une chambre avec balcon, équipée du confort moderne, électricité comprise, et de tout ce que vous pouvez imaginer. Je prends mon petit-déjeuner à l’hôtel servi ici de la façon la plus exclusive, à la parisienne. Je ne crois pas être capable de vous décrire par lettre comment c’est, Paris. D’ailleurs, je ne le sais pas encore vraiment moi-même. En tous cas, c’est très différent de ce que nous avons imaginé, cependant il y a aussi des choses que nous avons imaginées, mais autrement, et que l’on retrouve mais pas toujours où et comme on s’y attend.

Ainsi que je le disais au début, je ne suis pas sûr d’envoyer cette lettre et, si je l’écris, c’est parce qu’il pleut et que je suis soucieux aujourd’hui. Beaucoup de choses me sont arrivées. Je pense vraiment beaucoup à vous mais il m’est difficile de m’exprimer avec des mots. Je crains que cela ne vous attriste si je vous avoue qu’à Berlin je n’ai rien fait et c’est d’autant plus affligeant et déshonorant qu’à Berlin, tout le monde a vraiment une activité. Je me réjouis de ce que Kristof ait terminé avec succès ses études à l’Institut d’agronomie, d’ailleurs, j’avais l’intention de lui écrire pour le féliciter quand j’étais encore à Berlin. Je suis content aussi de voir qu’il a envie de rester chez nous et de reprendre l’exploitation. Moi aussi je serais heureux de le faire si j’en avais envie mais la vigne ne suffit pas pour nous deux et d’ailleurs je serais très ennuyé s’il me fallait à présent rentrer à la maison. Je ne le prendrai pas mal si vous me demandiez ce que je veux faire à présent mais le gros problème, c’est que je ne saurais quoi vous répondre. Père, lui, me conseillerait sûrement de rentrer chez nous et il userait de son influence pour qu’on me nomme au moins professeur à Gyarmat. Vous savez que j’ai étudié et fait de mon mieux, j’ai passé tous mes examens, à présent il ne me manque plus qu’une nomination et je pourrais enseigner le hongrois et le latin à Gyarmat. Mais je crains de ne jamais devenir professeur à Gyarmat. Je ne voudrais pas vous causer du chagrin.

Je ne peux pas expliquer précisément ce qui m’est arrivé. N’allez pas imaginer que ce soit un quelconque événement. Je crois que tout est dû au fait que je ne possède absolument ni capacités ni talents particuliers. Je me perçois aussi clairement qu’une photographie. Je fais partie de ceux qui ont lu à l’excès et qui, de ce fait, auraient aimé devenir poètes, écrivains ou esthètes. Mais moi, j’ai lu encore davantage, trop pour pouvoir devenir poète, écrivain ou esthète. Je sais ce que cela implique, j’ai mesuré mes limites, je n’ose pas. Je crois que ma vie serait complètement gâchée alors qu’il me reste encore quelque espoir de trouver une solution, un métier ou tout simplement une situation qui me permettrait de rester moi-même même au bout de vingt ans d’exercice. Je ne dis pas non plus que ce serait la pire des choses que d’enseigner à Gyarmat. Mais maintenant que je suis ici à Paris, je me rends compte de choses singulières, imaginez par exemple que j’ai appris du nouveau sur nos origines grâce au savant albanais, un fait qui vous surprendrait énormément. Cela m’est arrivé de penser que ce ne serait pas si horrible que cela de descendre à Gyarmat, parce que je suis hongrois et que j’apprendrais à des enfants hongrois le latin et le hongrois, que je leur parlerais des poètes et de la littérature et d’autres sujets, ce que j’aime faire. Ne trouvez-vous pas que tout cela paraît trop beau et trop héroïque ? Moi, si. D’un autre côté, je crois que la vie n’est pas héroïque mais bien plus diverse et que son but n’est pas dans l’héroïsme mais dans la satisfaction. Maintenant on dirait que je viens juste d’y penser mais il se peut que je l’aie lu quelque part.

Mais quand Kristof sera arrivé à ce point dans la lecture de cette lettre, je vois père qui lève la main pour l’arrêter, qui a un geste pour chasser la fumée de sa cigarette et je l’entends dire : « Qu’est-ce qu’il raconte ? Le but de la vie serait dans la satisfaction ? Il ne manquerait plus que ça. » Puis il se tait. Plus tard, il dit : « Le but de la vie, c’est de remplir au mieux nos devoirs. Continue à lire. » Continue à lire, Kristof, je crois que père et moi disons la même chose, bien sûr, il faut remplir nos obligations, ce qui nous apportera de la satisfaction. Il existe un ordre supérieur, Kant, la loi ; les étoiles dans le ciel. C’est à cela que je pense, moi aussi. Je pense qu’il faut rester fidèle à notre boussole interne et que nous devons suivre notre direction quoi qu’il advienne. Je ne sais pas qui je suis. Je ne sais pas ce qui m’arrivera. Le métier ? Ce n’est pas si important, il y en a tant. Qu’on soit chapelier, vendeur de parapluies ou professeur d’université, finalement, on vit de quelque chose. Moi, c’est autre chose qui m’intéresse. J’aimerais savoir qui je suis. Il est possible que je ne sache pas exprimer qui je suis et peut-être que vous le savez, vous, et que vous me l’écrirez spécialement, dans une lettre recommandée. Mais je crains que la réponse ne soit pas si simple.

À présent, me voilà à Paris. Je n’y connais personne. Si je vous envoie cette lettre avec mon adresse, je serai moins seul mais j’y perdrai aussi un peu de liberté. (À partir d’ici, ne lis pas cette lettre à père). Ne sois pas faché, cher Kristof, mais c’est un sentiment merveilleux d’être un peu libéré de vous et puis de la maison, des souvenirs, du vignoble et, si tu veux, de mon nom également – car tout ceci est tellement incertain et me pèse, et peut-être faut-il se libérer effectivement de tout si l’on veut commencer sincèrement sa vie. C’est possible que ce ne soit que des mots, on ne peut peut-être pas « commencer » sa vie, on peut tout au plus la continuer – mais moi, à présent, je me sens assez léger. D’ici, partent tous les jours des trains pour Londres, Pour la mer. Et au Groenland aussi vivent des gens.

Tu peux me rétorquer que chez nous aussi vivent des gens et pas forcément de mauvais bougres, que ce sont des hongrois et que moi aussi, je suis hongrois, et que je n’ai qu’à jeter ma gourme et ensuite rentrer à la maison, parce que ma place est chez nous. Ce dont je suis pas tout à fait sûr. Il se peut que ma place soit dans un tout autre endroit. Tu sais que j’ai une idée fixe, d’être un européen. Mais toi, en hongrois irréductible, tu tapes sur la table et tu te récries, mais c’est blessant, que pourrions nous être, sinon européens ? Et tu t’inscrira en faux. Les Russes européens ne sont pas européens peut-être ? Voilà, c’est de cela que je ne suis pas si certain. Je ne sais pas encore si nous sommes meilleurs que les Européens ; nous sommes sans doute similaires, mais un peu différents. J’aimerais tirer cette question au clair ici. Moi, je crois que la réponse est oui. Si c’est le cas, alors je pourrais rester ici, ou rentrer chez nous, çà reviendrait au même. Voilà, c’est ça, mon obsession, être européen. Mais il y a une grande race blanche, cher Kristof, et je ne sais pas si nous en faisons partie. Je ne sais pas de quelle couleur nous sommes, gris ou jaunes, et je ne sais pas si nous ne sommes pas la race la plus ancienne. Il faut que je mette ce fantasme au clair, ici.

Quand je marche dans la rue, en ce moment, je me sens encore comme un homme balloté par la mer après un naufrage, qui navigue sur une planche et qui n’est pas pour autant particulièrement désespéré. Ça me fait toujours penser à Jeno, que tu n’as pas bien connu, car il était plus âgé que nous, qui était si gentil, si aimable et qui est tombé en Europe, on l’a emmené sur la Piave et il y est resté. Lui, notre aîné, a gagné pour notre famille le droit d’entrer en Europe et je ne peux m’empêcher de beaucoup penser à lui. Maintenant, je suis de moins en moins sûr d’envoyer cette lettre. Il se peut que je reste ici, quelque chose m’entraîne dans cette direction, je n’oppose aucune résistance, aucune. Mais toi aussi, tu as raison en restant à la maison à te bagarrer avec les paysans. (À partir d’ici, tu peux continuer à lire à père). Et c’est pourquoi je vous demande, cher père, de ne pas vous inquiéter et d’avoir confiance, tout se passera pour le mieux en fin de compte. Paris est une très grande ville et la circulation est extraordinaire dans les rues. Ma santé est excellente, j’ai très bon appétit et j’ai déjà pris plusieurs repas dans le restaurant où l’on mange le mieux de tout Paris. Il s’appelle « Julien » et les tableaux en mosaïque sur les murs représentent la vie des poissons. L’alcool de pommes s’appelle ici « calvados ». Je vous demande pardon, cher père, de ne pas vous avoir prévenu de ma décision d’aller à Paris. Ici, au café, où j’écris ces quelques lignes, personne ne reste assis aussi longtemps que moi mais les clients, qui n’enlèvent pas leur chapeau, boivent quatre, cinq verres de cette boisson si forte, amère et acide, et cela ne semble avoir aucun effet sur eux. Je ne suis pas encore allé au théâtre. Il faut absolument que j’aille voir le tombeau de Napoléon pour vous raconter, cher père.

Sandor Marai, Les étrangers (ou « Gens étrangers »), traduit du hongrois par Catherine Fay, Paris, Albin Michel, 2012. (extrait, constituant le chapitre 4). 

 

5.- Faire le point

Il y a donc des bons pères et des bons fils, des mauvais pères et des mauvais fils. Il est trop court de dire (comme je l’ai fait dans mon « point de départ ») que le père est éducateur et formateur et autorité. Oui, il y a une fonction paternelle « structurelle » et elle est différemment mise en œuvre par chaque père. Mais il y a d’abord et surtout ce que le fils en fait. Le fils se construit dans une relation d’amour/haine avec ce que les parents lui montrent. Il va les imiter et leur désobéir en même temps. Et tous comptes faits, il va trouver en lui-même les principes qui lui feront reproduire le rôle structurel de père — comme s’il avait été transmis par delà le message parental. Faire couple, faire le père et faire la mère, cela est transmis de manière silencieuse ! C’est en cela que la paternité comme statut juridique est instructive à analyser, et c’est le féminisme qui a mis en avant la question de ce statut. On va en parler.

Rajout de 2017 : depuis lors, ma réflexion a évolué. J’ai d’abord rédigé un article qui doit beaucoup à une discussion avec la compagne en 2016 : « Comment on fabrique un jeune mec ». J’y insiste sur la constitution d’un « nous les hommes » à un stade prépubère. Ensuite, j’ai considéré que l’être humain masculin occidental passe par quatre stades de formation qui font de lui un « homme » tel qu’il est devenu : un homme dominant, généralement hétérosexuel et père. Il y a donc la phase de l’enfance, ensuite la phase de cet adolescence prépubère, ensuite la phase de la première mise en pratique de la sexualité, enfin la phase de mise en couple stable et de projet de paternité qui oblige à assumer des responsabilités sociales qui vont avec, distinctes de celles du jeune adulte s’affirmant parmi ses pairs puis dans une vie sexuelle nouvelle. Mais présenter ceci demande un travail de rédaction qui n’est pas finalisé.

6.- La paternité, d’abord un statut juridique

Qu’est-ce qui prouve que le père est le père de l’enfant ? La Loi ! Et rien d’autre !

Faut-il rappeler que seules les mères enfantent et se voient attribuer le lien familial par l’accouchement même ? Elles ne doivent pas « reconnaître » l’enfant. Il en va tout autrement du père ! Qui est le père ? Un principe vaut dans la loi selon lequel, par défaut, l’enfant d’une femme a pour père son époux, son mari. Cette fiction juridique tient, sauf reconnaissance contraire. Traditionnellement, le père venait reconnaitre l’enfant à la Mairie, accompagné d’un témoin. Aujourd’hui, c’est l’administration de la maternité qui gère cette formalité, qui la laisse donc dans l’ignorance des parents.

Par cette démarche, le père donne son nom de famille à l’enfant. Cela est une démarche violente de dés-appropriation de la mère de famille par rapport à son enfant « naturel ». Cela a des effets importants sur le développement de l’enfant, dont les psychanalystes parlent abondamment. Mais cela a des effets sur l’identité masculine, quand l’homme est reconnu père parmi ses pairs : preuve de sa puissance sexuelle et confirmation de son autorité absolue sur l’enfant.

 

 

7.- Mais par ailleurs une fonction symbolique efficace

 

8.- Deux versions du père, chez John Stoltenberg

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