« Le jour où j’ai frappé un inconnu »

J’ai été profondément intéressé par l’article paru sous ce titre ici, et rédigé par la blogueuse « femmerebelletoi ». L’autrice présente de manière très sincère ce qui lui est arrivé et pourquoi. Je considère qu’elle a « trouvé les mots pour le dire » et qu’on peut en tirer des leçons.

En deux mots, serveuse dans une galerie commerçante, elle n’a pas supporté qu’un jeune blondinet l’apostrophe d’un « sexy, hein » en la reluquant pesamment. Elle a poursuivi le gars, elle l’a bousculé, elle l’a mollement boxé, elle lui a crié dessus, jusqu’à ce qu’il lui reconnaisse le droit de crier (et en l’incitant) une troisième fois « connard ». Elle a regagné son job, tout en devant affronter ce regard morne et « non-concerné mais quand même » des badauds de la galerie. (Même situation que si elle avait morigéné un gosse en public, ai-je pensé. Cela n’arrive-t-il qu’aux femmes ? ou elles seulement sont-elles dévisagées ?). Dans l’arrière boutique, elle s’est écroulée en sanglots.

Une anecdote sans grande importance ? Une violence gratuite qui cherche à se justifier ?  Lisez plutôt :

Aujourd’hui, j’écris parce que j’ai craqué.

Aujourd’hui, j’ai cédé à la violence, et je me suis battue. Je suis quelqu’un qui est contre la violence, je pense sincèrement qu’on ne résout pas les problèmes avec des coups. Et pourtant, j’en suis arrivée là aujourd’hui.Qu’est ce qui m’a mené à un tel acte ? J’ai 23 ans. Je suis harcelée par des hommes depuis mes 9 ans. Mon corps est sexualisé, harcelé, agressé depuis maintenant 14 ans. Ça a commencé avec une agression sexuelle à mes 9 ans, puis des insultes dans la rue, des propositions d’inconnus pour que je couche avec eux, des inconnus qui m’ont suivi, des mots déplacés de mes amis masculins, des mains au cul, des propos humiliants, des klaxons de voitures, des propositions qu’on me ramène chez moi, des « hé miss, t’es bonne ! Eh oh t’es charmante ! » à des « Salope donne moi ton 06 », mais aussi des « quand je te vois ça me rend tout dur », jusqu’à des « mon fantasme, c’est cracher dans ton cul ». Il y a eu des sifflements, des bruits de bouche comme si on appelait son chien, des léchage de lèvres, mais aussi des mecs qui se branlaient dans la rue en me regardant. On m’a déjà demandé « c’est combien ? » un soir de pluie, tout comme on m’a fait remarqué que j’avais « des belles cuisses de petite pute » lors d’une journée ensoleillée. Le père d’un ami a également dit lorsque j’étais au collège que j’avais la taille d’une « suce bite ». Au collège, c’est aussi là où des élèves du même âge que moi m’ont mise à terre et m’ont écartées les jambes pour me mettre des coups de pieds en me disant « prend ça dans ta chatte ». On m’a fait moult remarques sexistes sur mes lieux de travail, on s’est ouvertement moquée de moi car j’étais une femme, tout comme on m’a pris de haut pour les mêmes raisons.  Tout ça n’est qu’un échantillon de tout ce qu’on m’a dit et fait durant ma vie.

Qu’est ce que j’ai fait pour mériter ces 14 ans de harcèlement, d’humiliation et d’agression ? Je suis née avec un vagin entre les jambes. Je suis une femme dans un monde d’homme où il est considéré comme normal de commenter l’apparence des femmes dans la rue, comme une vulgaire marchandise. Il est normal de nous considérer comme des objets sexuels qui doivent du sexe aux hommes. La société dit que c’est normal car les femmes sont gentilles et soumises, et que les hommes sont forts et ont un désir incontrôlable. Sauf que c’est faux. Les hommes ne sont pas des animaux, les hommes ne sont pas mauvais, ce ne sont pas des prédateurs. On les élève comme ça. On leur inculque qu’ils ont le droit d’agir comme ça, et ce, dès la cours de récré. Là où les garçons s’amusent à lever les jupes des filles, là où on dit aux petites filles « ignore-les » (autrement dit, encaisse et tais toi), et là aussi où on dit entre adultes « ah bah, les garçons c’est les garçons, hein ». Non. Ça n’a pas à être comme ça.

Mon entourage masculin est profondément féministe, ça ne les empêche pas de désirer les filles, et pourtant ils le font respectueusement, sans harcèlement, sans regards appuyés, sans non-respect du consentement. Mes petits frères ont été élevés dans des valeurs féministes, et ils sont en train de devenir des hommes décents, comme beaucoup d’autres. Des hommes qui considèrent que les femmes ne sont pas des bouts de viande. L’homme prédateur n’est pas une fatalité, l’homme ultra viril qui prend tout et détruit tout sur son passage n’est rien d’autre qu’un vieux mythe qu’il faut à tout prix déconstruire. (…)

Voilà le vécu d’une jeune fille comme les autres. Un vécu ordinaire. Comme il y en a des milliers. Comme on a dû en convenir parce que des dizaines de femmes ont crié dans me monde entier « moi aussi ! » (MeToo). Parce qu’elles osent en parler ouvertement entre elles, et qu’elles surmontent la honte qui leur a été jadis ainsi imposée. Un vécu odieux, et son autrice explique très bien ce qu’il en est. Le REGARD des hommes SEXUALISE le corps des femmes, il réduit l’être humain à un corps ou des éléments physiques qui concernent le sexe mâle. Et il ne cache pas son regard, il porte un regard appuyé et tenace. C’est en cela que son comportement est sexiste et qu’il constitue un harcèlement. Les femmes peuvent aussi jauger un corps à leur proximité, mais ce sera le plus souvent un regard discret et rapide, sans interruption de ce que ses yeux proposent et permettent de relation avec l’autre comme personne. Voilà le harcèlement dans son premier niveau, et rapidement accompagné de gestes ou remarques dénigrantes.

Voilà le début du témoignage. On peut avoir lu bien des témoignages de ce style. On peut trouver des témoignages bien plus graves, de viol ou de violence. Celui-ci tire sa force dans son caractère ordinaire et des conclusions qu’elle en tire.

C’est 14 ans de harcèlement moral et physique qui m’ont poussés aujourd’hui à frapper mon harceleur. Pendant longtemps, je ne répondais pas comme on me l’avait sagement appris. Mais ne pas répondre me plongeait dans une rage incontrôlable. Car ne pas répondre, c’est approuver. Sans réponse, la personne en face croit que ce qu’elle fait est normal. Que les femmes doivent être traitées de la sorte. Ne pas répondre me plongeait dans un état de passivité forcée. On m’a apprit à avoir peur des hommes, à me montrer « plus intelligente », à avoir peur des conséquence, à tout accepter. Vers 19 ans, fatiguée de cette injustice, j’ai commencé à répondre. Parfois des insultes, parfois des doigts d’honneur, parfois des « ferme la », d’autre fois des questions « pourquoi faites vous ça monsieur ? Qu’est ce qui vous en donne le droit ? », parfois des leçons de morale « nous ne sommes pas des objets, arrêtez tout de suite de traiter les femmes de la sorte. Respectez nous. ».

Qu’est ce que j’ai récolté ? Absolument rien. Mes interlocuteurs masculins ne comprennent jamais notre énervement, ils retournent la situation contre nous « l’hystérique », ou se cachent derrière l’humour « oh ça va, c’était une blague », ou « c’est un compliment », ou encore restent silencieux. Mais jamais, jamais ils ne se remettent en question. Jamais ils se disent que les femmes forment plus de la moitié de l’humanité, que nous sommes simplement des être humains dotés d’une conscience.

Les hommes sont dans le déni. C’est dit ici avec d’autres mots, mais c’est bien de déni de la domination masculine qu’il est question. Ne pas comprendre, retourner la situation, la réduire à de l’humour, rester silencieux : autant de techniques de déni généralement appliquées. Et derrière, le refus de se remettre en question. Le refus de voir les autres comme des êtres humains qu’il faut considérer et respecter.

Or voici la scène, qu’il faut présenter mieux avec son contexte :

Autour de moi, des hommes de tout âges passaient, et sachez messieurs qu’on vous voit quand vous nous matez avec insistance. Mon regard était dirigé sur mon téléphone, mais dans ma vision périphérique je voyais qu’on s’arrêtait presque pour mater mes seins. Parfois je levais les yeux afin de soutenir le regard de ces hommes afin de leur montrer leur impolitesse. Tous ont fait comme si de rien était. Ce qui m’a déjà mis très mal à l’aise, et énervée. La cerise sur la gâteau, c’est ce jeune blond aux yeux bleus qui est passé, m’a regardé lourdement en lâchant un « mmh sexy ». Je lui ai répondu « ta gueule » mais il m’a royalement ignorée.

C’est dans ce paragraphe que j’ai relevé pour la deuxième fois la question du REGARD et de la différence de manière de regarder entre femmes et hommes. Et à nouveau, l’indifférence masculine.

Ce n’était pas du tout la pire chose qu’on m’aie dite. Ce n’était pas une agression physique non plus. Et pourtant. Je suis fatiguée d’avoir à subir ça. Je suis fatiguée que le monde entier pense qu’il y a plus grave dans la vie. Je suis fatiguée que tout le monde pense qu’il est normal d’agir de la sorte. Cette personne m’a traité comme un objet de fantasme alors que je ne la connait même pas, il ne m’a rien demandé, ni bonjour, ni quoi que ce soit, il a lâché son avis sur ma poitrine et a continué sa route comme si je n’étais pas une personne qui mérite le respect. Lorsque je lui ai dit de la fermer, il ne s’est même pas retournée pour m’adresser un regard, il a nié mon existence en tant que personne. Je me suis sentie humiliée et ma colère est montée en flèche. En un quart de seconde j’ai pensé à tous ces gars sur Twitter qui râlaient du mouvement Me Too et Balance Ton Porc en disant « c’est bien beau de balancer sur Twitter alors que vous ne faites rien en vrai. Vous avez qu’à agir aussi. » J’étais en furie. Je me suis levée, je lui ai couru après et arrivée derrière lui, je l’ai poussé de toute mes forces. Il a fait deux pas en avant avant de se retourner en faisant des yeux ronds.

J’étais en colère, je voulais lui faire mal à son égo, l’humilier publiquement comme il le fait avec les femmes, je voulais lui faire mal comme il fait mal. J’ai crié qu’il arrête d’harceler les femmes en le frappant à la poitrine. J’ai commencé à lui donner plusieurs coups. J’étais dans un tel état qu’il représentait à mes yeux tous les hommes qui m’avaient fait du mal jusque là. Je ne l’ai pas tapé très fort…

C’est la description de cette colère qui me parait l’élément instructif de cet article. C’est pourquoi j’ai trouvé nécessaire de citer les autres éléments qui précèdent. La jeune femme qui nous écrit a bien des raisons de se mettre en colère, et elle a la volonté de ne pas se laisser faire. Sa démarche est évidemment légitime. C’est ce qu’elle avait besoin de faire avaler au gars, et à nous par le même mouvement. (Je vous laisse lire son article en entier pour mieux l’apprécier). Donc, merci pour cette leçon des choses de la conduite masculine et de la révolte féminine.

Mais je voudrais faire une remarque sur la conclusion de l’article (un thème évoqué aussi dans le cours du texte, le besoin d’éduquer les garçons) :

Ce que je vous demande également, c’est vous qui êtes papa, maman, tonton, tatie, parrain, marraine, ou n’importe, éduquez les enfants. Filles comme garçons. Apprenez leur ce qu’est le sexisme, le racisme, l’homophobie, la transphobie, et apprenez leur pourquoi c’est grave, pourquoi il ne faut pas le répandre et pourquoi il faut le combattre. Apprenez à vos filles qu’elles sont fortes, qu’elles ont le droit de ne pas être d’accord, qu’elles ont le droit de dire non, qu’elles peuvent se défendre, qu’elles n’ont besoin de personne. Apprenez à vos garçons à considérer les filles comme des êtres humains, à ne pas harceler, à exprimer leur sentiments, à régler leur problèmes sans violence.

On ne peut que souscrire à cet appel. Mais je pense qu’aujourd’hui, il faut affronter les hommes adultes pour qu’ils se mettent à changer (je m’en explique davantage dans ma réponse au commentaire sous l’article précédent). Leur attitude, leur regard, leur conscience. C’est ce que fait cette jeune femme et c’est l’importance de ce témoignage. Certains ont dénigré le mouvement MeToo parce qu’il regroupait des délations sans suite, (sans plainte en bonne et due forme, et avec des preuves s’il vous plait — elles sont si difficiles à établir, n’est ce pas ?). Cette femme montre ce qu’il en coûte de se faire respecter, pour une simple remarque sexiste.

Cet affrontement face aux hommes, c’est aussi aux hommes de le mener. C’est d’abord à eux de le mener. Même si ce n’est pas plus facile. Mais c’est une nécessité évidente. Et urgente, comme je l’ai dit pour la tuerie de femmes à Toronto ce lundi 27 avril.

 

 

 

 

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2 commentaires pour « Le jour où j’ai frappé un inconnu »

  1. J’ai lu votre article et je tiens d’abord à vous remercier pour votre intérêt à mon égard. Je suis très heureuse si mon histoire peut intéresser, inspirer et faire débattre. Je ne m’attendais pas à autant de soutien je dois dire, étant donné mon comportement qui a été malheureusement violent. Je pense d’ailleurs que je m’attendais à m’en prendre plein la figure en postant cet article, ahah ! Mais non, j’ai reçu beaucoup de soutien, beaucoup de personnes qui m’ont dit que je leur avaient donné de la force, et votre superbe article ! Alors merci. Merci de prendre le temps de comprendre, et merci de produire un si bel article, qui va encore plus en profondeur que le mien. J’ai amené le sujet de l’éducation, et vous avez complété en faisant part de l’importance de la prise de conscience des hommes, et le besoin de changement. Nos articles se complètent bien, et j’en suis très heureuse !

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